«J'aime la mort»

Tant qu'il n'est pas capturé, Ben Laden peut faire réaliser un coup spectaculaire par ses kamikazes
Civil, pénal, parquet, référé, le vocabulaire de la justice suffit à la rendre rébarbative. Ces jours-ci, il apparaît qu'elle est de surcroît incohérente, ce qui met les policiers dans la rue et permet ? heureusement ? à Dominique Strauss-Kahn d'être blanchi. Aucun délit, dossier vide après deux ans d'instruction ? instruire signifie en justice mettre une cause en état d'être jugée ?, le tribunal a sévèrement apprécié le juge qui a inculpé le ministre innocenté. On dira que, puisque le bon droit a triomphé, la justice ne marche pas si mal? Ne dites pas cela à DSK. La fureur de la police à propos de la loi sur la présomption d'innocence, c'est encore le fruit d'une incohérence. Elle dispose que le délinquant qui vient d'être mis en garde à vue est prévenu qu'il a le droit de garder le silence. Cela dans l'intention d'épargner à l'innocent éventuel la brutalité d'un interrogatoire immédiat. Or les professionnels de la justice sont tous d'accord pour dire que ce premier interrogatoire, sur le vif, est capital, en particulier lorsque le délinquant a des complices. On touche là le point faible d'un système qui veut concilier la recherche de la vérité et la protection des libertés, souci nouveau du législateur. Dans le cas particulier, c'est du jour où des chefs d'entreprise et des politiques ont été l'objet d'une garde à vue ? dans des affaires de corruption généralement, c'est-à-dire une goutte dans la mer de la délinquance ? que l'indignation a commencé à s'exprimer. Tout cela a été expliqué à merveille par Alain Etchegoyen sur LCI et dans un précieux ouvrage pédagogique sur la justice qui tombe à pic. Cette justice si opaque pour les honnêtes gens est un instrument fondamental de la société puisqu'elle s'est substituée à travers les siècles à la vengeance par quoi se vidaient les conflits. La Justice par la Loi, c'est la civilisation. On n'en prendra jamais trop soin. Increvable Victor Hugo? On n'en finirait pas de lire sur lui, et comme on n'en finit pas d'écrire sur lui (dernières livraisons : Max Gallo, Jean-François Kahn) cela tombe bien! Réunis chez Franz-Olivier Giesbert sur France 3 avec une charmante jeune femme jamais vue, Marie Hugo, arrière-petite-fille du grand homme, on a assisté à un feu d'artifice d'hugolâtrie, avec un Jean-François Kahn au mieux de sa verve. Et puis, dans une émission toujours bizarre dans sa conception, a surgi, après un chanteur, Jacques Derrida, le philosophe qui déconstruit, relativement peu connu en France, adulé aux Etats-Unis, beau sous sa chevelure de neige, accompagné par Elisabeth Roudinesco. Ils signent ensemble une conversation de la meilleure veine, «De quoi demain?» (Fayard-Galilée). Kandahar devenue un charnier, que va faire Ben Laden maintenant? Il ne va pas vieillir dans une grotte en disant ses prières. Il s'est fait un gros plaisir en détruisant les tours de New York. Le monde a tremblé devant l'audace de l'exécution mais, en réponse, le voilà maintenant sur un champ de morts, ses propres troupes, mercenaires arabes d'Al-Qaida, talibans, tous enfants de l'islam mis en déroute par leurs frères afghans et par un commandement militaire des forces armées dont le QG se trouve? en Floride, à 10000 kilomètres de l'Afghanistan. Sur la tête de celui qui a déclenché cette guerre sainte en croyant affronter de gros Occidentaux mollassons abrutis par l'alcool, l'auréole vacille. Les installations d'Al-Quaida semblent avoir été toutes détruites ? du moins en Afghanistan ?, mais Ben Laden dispose encore très probablement de quelques moyens de communication avec ses multiples cellules éparpillées dans le monde. Tant qu'il n'est pas capturé, ce qui est le cas à l'heure actuelle, il peut encore concevoir et faire réaliser par ses kamikazes un coup spectaculaire pour réassurer son prestige ébréché de chef de guerre et maintenir l'Occident en haleine. Interrogé, avant sa déroute, sur les raisons du combat entamé le 11 septembre, il a répondu : «J'aime la mort autant que les Américains aiment la vie.» Chacun son luxe. Lui s'offre des morts comme certains milliardaires se paient du caviar à la louche. Est-ce cela être islamiste? Beau programme pour l'humanité. Jean-Pierre Chevènement a oublié, dans son «Programme en dix points pour relever la République», la suppression des crottes de chien sur les trottoirs. Il y en a cependant pour tout le monde, dans ce programme. Personne n'est parfait. F. G.

Jeudi, novembre 29, 2001
Le Nouvel Observateur