«Il ne faut pas rester chez soi...»

C'est le message de Régis Debray qui, face à Jean d'Ormesson, appelait à «plonger dans l'action». Mais il paraissait si las...
L'un, c'est le bonheur de vivre. L'autre, c'est le mal-être incarné. En opposant Jean d'Ormesson et Régis Debray, Anne Sinclair était assurée du choc. Il fut courtois mais sévère, sérieux aussi. On n'était pas là pour bavarder. Le livre où Régis Debray retrace sa trajectoire, «Loués soient mes seigneurs», écrit dans une langue superbe, servit de fil rouge à l'échange. Jean d'O. l'avait lu minutieusement. Première passe d'armes : l'engagement. «Je me demande, dit Debray, ce qui nous porte à croire, à vouloir exercer une influence. On n'a pas exploré le continent du pouvoir, ce qui porte à se jeter dans la politique.» «Moi, dit Jean d'O., j'ai été très peu engagé, je n'ai été ni communiste ni fasciste. La vie est légère derrière moi.» Et il cita avec malice une phrase de Debray : «Soucieux du vrai, j'ai eu tout faux.» Ce fut ainsi de bout en bout, Debray plus méditatif - «On ne se renie pas, on se dépasse et on s'améliore» -, Jean d'O. plus mordant. On parla bien sûr de Mitterrand - «Tous les gouvernements déçoivent. Pourquoi pas les gouvernements de gauche aussi?», dit Debray -, de son gaullisme tardif, de l'Allemagne sur quoi ils sont naturellement en désaccord, et encore de la gauche dont Debray continue à se réclamer. «Je suis républicain», dit-il. «Moi aussi, ardemment, dit Jean d'O. Je ne sais pas si je suis de droite mais je suis sûr de n'avoir pas été de gauche. Je ne suis peut-être rien du tout.» «Il ne faut pas rester chez soi, dit Debray. Il faut s'enfoncer, plonger dans l'action.» Mais Régis Debray croit-il encore à quelque chose? Il paraissait si las face à son bouillant adversaire qui le foudroyait de son ?il bleu. Il est émouvant, Debray, agaçant mais émouvant avec ce quelque chose de brisé qui ne veut pas mourir... Jean d'O. va très bien, merci. Autre chose. Un reportage original, dans «Envoyé spécial», sur des malades un peu particuliers. Ils sont atteints d'amnésie à la suite d'un choc ou d'une méningite qui a lésé leurs neurones. Ils n'ont pas seulement perdu la mémoire du passé mais la mémoire immédiate. D'une heure sur l'autre, ils ne reconnaissent pas, par exemple, le trajet qui conduit à leur maison. Il n'existe pas de remède à cette amnésie, mais, avec beaucoup de patience et surtout d'amour, en exploitant leurs facultés intactes, on obtient une amélioration de leur état. Ainsi avons-nous vu un homme qui est parvenu à remettre sa femme au volant. Et c'était beau. Le deuxième volet des «Histoires secrètes de la télévision» était presque trop bon. Je veux dire que sa richesse le rendait compliqué et difficile à suivre dans toutes ses péripéties. Mais quelle histoire on découvre sous la peau de la télévision! Que de fauves autour des chaînes privées et avec quel appétit... Hersant, Berlusconi, Rousselet, Lagardère, Seydoux..., ils en veulent tous mais tous ne l'auront pas. Résultats de la course la semaine prochaine. A 94 ans, trotter encore dans le désert pour y poursuivre des fouilles, c'est un exploit. M. Lauer, très droit sur son fauteuil, a l'air de le trouver naturel. Il y a soixante-neuf ans qu'il a rencontré le site de Sakkarah et ne l'a pas quitté. Une histoire d'amour, en somme, vécue en même temps que celle qui l'a uni à sa femme, Marguerite. Comment a-t-elle supporté cette rivale de tous les jours? Elle en parle drôlement. «Un jour je me suis dit qu'il fallait que je me débrouille avec moi-même.» Alors elle a fait trois enfants mais en gardant le désert à l'?il, en s'y glissant parfois jusqu'à plus soif, pour entendre son silence. Ce vieux couple passionné avait une grâce, une élégance... On savait gré à Pivot de nous avoir permis de le rencontrer. Jacques Derrida à une heure du matin, quel gâchis! Laure Adler nous permettra de le dire. Son «Cercle de minuit» est souvent intéressant, mais son audience est forcément restreinte. Alors lui offrir Derrida... Que l'on ne voit jamais, qui ne parle jamais... Le plus célèbre, hors de France, des philosophes français avait donc accepté, exceptionnellement, d'apparaître, et ce fut pur enchantement. Une liberté d'expression inouïe, une pensé fraîche, des chemins neufs hardiment tracés... Du jamais vu. Superbe. En face de lui, Laure Adler était bien un peu intimidée, tout ne fut pas parfait dans la réalisation, mais n'importe. On serait heureux qu'une telle émission se retrouve en cassette.

Jeudi, mai 2, 1996
Le Nouvel Observateur