''Vas-y Bambi ! Vas-y Michèle !''

Enthousiasme de Giroud pour le Jumping auquel est a assisté au Palais des Sports
Grâce au Jumping, le cheval est la plus belle conquête du Palais des Sports.

Dix-huit mille bouches qui crient « Ah ! » en même temps parce que la patte d'un cheval effleure une barre de bois, ça ne se raconte pas, ça se sent. Ça vous prend « par en haut, par en bas », comme l'accordéoniste d'Edith Piaf.
J'étais entrée au Palais des Sports où se déroulait la cinquième des six nuits internationales du cheval, comme on va au cinéma, pour se distraire.
J'ai commencé par trouver la distraction chère : 850 francs la place en bas. Et puis tout à coup, un petit déclic s'est produit, et rien ne m'a semblé plus important que de voir triompher les cavaliers français dans le Prix du Champion, qui opposait seize concurrents de cinq nations.
J'ai été saisie d'une haine meurtrière pour le concurrent espagnol, M. Goyoaga, quand j'ai vu qu'il risquait de triompher de Pierre Jonquières d'Oriola. Derrière moi, une dame à cheveux blancs, parfaitement digne, hurlait... tandis qu'une autre, non moins digne, s'est jetée dans les bras du vainqueur en gémissant : « Ah ! Pierrot, Pierrot, ce que j'ai eu peur ! »
Qualifié pour le quart de finale (ce qui lui rapportait cinq mille francs) d'Oriola était ensuite éliminé à son tour. Mais ça n'avait plus d'importance : la France avait gagné. Ouf !
Que ces réactions sont donc inquiétantes quand on se croit civilisé et quand on a le temps d'y penser, après. Monsieur Goyoaga, pardon ! Cavaliers anglais, italiens, belges, pardon !
Pourtant l'atmosphère de ces Nuits du Cheval est nettement à la courtoisie. La voix cultivée d'un speaker amateur, M. de Faucon, qui pourrait donner des leçons utiles aux professionnels, résonne en formules aimables : « Mon colonel, quand vous voudrez... Monsieur de Maillé, rangez-vous je vous prie devant la tribune officielle... Monsieur d'Inzéo, vous partez le premier... » La courtoisie, c'est ce qui demeure du concours hippique d'antan.
Mais dites : concours hippique, et on pense tout de suite à une brochette de messieurs raides, aux jambes en parenthèse, à un parterre de vieilles marquises, à d'interminables exhibitions où l'on bâillait discrètement.
Dites : Jumping, et imaginez une salle dix fois plus grande que vous ne l'imaginez, où le cœur de chaque spectateur saute pardessus chaque obstacle avec chaque cheval. C'est épuisant et délicieux.
Cette association toute neuve de cavaliers de concours a fait franchir à ses chevaux une ultime barrière : celle qui séparait les manifestations hippiques du grand public. Maintenant il est là, frémissant. Et quand le cavalier, sanglé dans la tunique écarlate, pénètre en caracolant sur la piste brune où soixante tonnes de tourbe et cinq tonnes de sciure ont été répandues pour épargner les pattes fragiles des chevaux, ce n'est plus vingt siècles d'héroïsme et de tradition militaire que la salle bondée salue d'une houle d'applaudissements, c'est tout simplement, un champion.
D'autres font de la boxe, ou du cyclisme. Eux, ils font du cheval.
Jean d'Orgeix est le favori de la foule qui l'a connu tout petit quand il s'appelait Jean Paqui. Il est jeune, beau, hardi ; son cheval « Opéra » termine le parcours couvert d'écume et furieux d'avoir obéi. Pourtant « Opéra » est castré, comme tous les chevaux de concours, et tout à l'heure, « Bagheera », la fameuse pouliche noire qui gagna le Grand Prix, a fait un tour de piste en regardant d'un bel œil méprisant ces animaux dressés qui ne se reproduiront pas.
Le cœur du public bat aussi pour Michèle Cancre et pour Bambi Santerre. Elle, parce qu'elle n'a nul duc dans ses ancêtres mais tout simplement un oncle marchand de chevaux, parce qu'elle a dix-huit ans et que son charmant visage roturier et sain se détache sur ce fond de particules et de grands nez busqués.
Bambi Santerre parce qu'il porte avec ce prénom de gazelle un visage mélancolique et doux d'homme de couleur, rapide et léger comme une danseuse.
D'en haut on crie : « Vas-y Bambi !... » comme aux Six Jours.
Quand le colonel de Castries a triomphé en finale de Jean d'Orgeix, gagnant ainsi le Prix du Champion (et vingt mille francs) on a beaucoup applaudi au rez-de-chaussée. Mais dans les gradins, il y a eu une petite déception parce que les jeunes, les civils, les ardents, la jeune fille et le gentil noir avaient dû s'incliner ce soir-là devant la sage maîtrise de « l'homme de cheval ».
Ah ! qu'en sortant du Jumping les huit chevaux d'une Simca vous semblent donc mornes !

Mardi, octobre 29, 2013
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