Une tranche de vie sans la télévision

« La télévision » de Jean-Philippe Toussaint, histoire d'un homme qui décide de se passer de télévision. Permet d'évoquer les relations ambiguë que nous entretenons avec ce média.
SAMEDI 18 - DIMANCHE 19 JANVIER 1997
Une tranche de vie sans la télévision

Jean-Philippe Toussaint nous conte - avec humour et limpidité - l'histoire d'un homme qui a osé, un jour, éteindre son poste et lâcher sa télécommande.

Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bains, Monsieur) n'est pas un inconnu, il s'en faut. Il a fait Pschtt dès ses premiers romans. Mais il n'a rien publié depuis 1991 et l'on pouvait se demander si sa veine, très personnelle, n'était pas épuisée.
Point du tout. Le voilà qui, sous un titre sobre, La Télévision, propose un petit bijou à la fois moqueur et profond. C'est l'histoire d'un homme qui décide un jour de ne plus regarder la télévision... Il vit à Berlin où il fait des recherches au sujet d'une étude sur Titien. C'est l'été. Sa femme est en voyage... Jusque-là, le soir, il restait immobile devant son téléviseur, conscient d'être ainsi en train de s'avilir, « la télécommande à la main que je ne pouvais lâcher à changer de chaîne machinalement et,
frénétiquement, dans une recherche de plaisirs immédiats et mauvais, entraîné dans cet élan vain, cette spirale insatiable à la recherche de plus de bassesse, encore davantage de tristesse. »
Alors il arrête, d'un coup, et se plonge dans son travail qui le requiert entièrement.
Un après-midi, il ressent un manque, la première manifestation de la privation, une sorte d'état de douleur impalpable et diffuse... Assis en face du poste éteint, il regarde l'écran en se demandant ce qu'il peut y avoir à la télévision. Mais il résiste. Il s'offre même le plaisir de pulvériser sur l'écran une substance nettoyante, jusqu'à ce que toute la surface soit « recouverte d'une sorte de couche liquide mousseuse en mouvement qui commença à glisser lentement vers le bas en filets réguliers de crasse et de poussière mêlées, en lentes coulées onctueuses qui semblaient suinter de l'appareil comme des résidus d'émission et de vieux programmes fondus et liquéfiés, qui descendaient en vagues le long du verre (...), rebondissaient et dégoulinaient par terre comme de la merde ou comme du sang ».
Il fait toutes sortes d'autres choses. Ecrire n'est pas une petite affaire, penser à ce que l'on va écrire, l'écrire dans sa tête est extrêmement absorbant.
Il en oublie de s'occuper des plantes vertes que lui ont confiées ses voisins. Il va beaucoup à la piscine. Il survole Berlin dans un petit avion privé.
Ce Berlin d'été comme on ne le connaît guère, sous une chaleur écrasante, est superbement restitué. Et puis sa femme rentre, avec son petit garçon, et que croyez-vous qu'il arrive ? Ils regardent ensemble la télévision.
Elle s'endort à côté de lui. Il zappe encore une fois rapidement sur toutes les chaînes, finit par éteindre, et demeure un long moment sans bouger dans le noir en savourant simplement cet instant d'éternité, le silence et l'obscurité retrouvés.
A mi-chemin entre le pamphlet et la fable, tout cela est dit avec un humour constant, une écriture limpide mais appliquée au moindre détail. Chacun y retrouvera l'écho de ses propres relations avec la télévision, dans toute leur ambiguïté.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Figaro