Une histoire à s'en lécher les babines…

Relève l'incohérence d'une décision du Haut commissairiat au Ravitaillement qui a rétabli les tickets de rationnement sur la confiture
Après avoir mis tant de fois les pieds dans le plat, le Haut commissariat au Ravitaillement les a mis dans un pot. Un pot de confitures. C'est une histoire à s'en lécher les babines à l'heure du petit déjeuner.
Tout a commencé parce que les confituriers sont en déconfiture depuis que, la confiture se vend sans ticket.
Les pots s'accumulaient sur les rayons des épiciers et sous le mépris des ménagères.
Malheureux confituriers ! Vous sentez bien que cette situation ne pouvait pas durer. Les Françaises n'achetaient plus qu'en fonction de leurs besoins, au lieu d'acheter en fonction de leurs tickets. Voyez-vous qu'elles en prennent l'habitude ? C'était la fin de l'hypnose, de l'obsession, de la crainte de manquer. C'était la fin du Haut commissariat au Ravitaillement.
C'est là que cet organisme, si haut que rien ne peut l'atteindre, pas même le ridicule, a manifesté son génie. Car il a du génie.
Si vous considérez qu'il est destiné à répartir et à améliorer le ravitaillement, vous pouvez en douter.
Mais si vous réalisez que toute son activité, toutes ses forces — y compris la force d'inertie — sont tendues vers un seul but : empêcher les conditions de ravitaillement de se rétablir normalement pour justifier de son existence et de celle de milliers de fonctionnaires, vous avouerez que, jusqu'à présent, il a assez bien réussi.
Or, il se sentait en danger.
Les boulangers, levant l'étendard de la révolte, refusaient d'observer un rationnement devenu inutile. Un à un, les tickets disparaissaient. La viande, le tabac, le pain... Il devenait urgent d'aviser.
Aussi distraits que soient les gouvernants français, ils auraient bien fini par s'apercevoir que le Haut commissariat au Ravitaillement ne distribuait plus rien. Pas même les prébendes.
Alors, ne réussissant pas à maintenir l'usage des tickets, sous prétexte que les denrées manquaient, le Haut. etc.. a réussi à les rétablir sous prétexte qu'il y en a trop.
C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
Il y a trop de confitures ? Bravo !
Avec une tendre sollicitude à l'égard des confituriers, le Haut a résolu la question : le ticket de confiture va être rétabli. Ouf ! on respire...
Hier l'épicière disait :
— Vous ne me prenez pas un petit pot, Mame Dupont ? Elle est pourtant bonne !
— A 210 francs le kilo, pensez-vous ! C'est trop cher, Mame Durand... La semaine prochaine, peut-être.
Demain l'épicière dira :
— Vous venez toucher votre confiture ? Je n'en ai pas. Revenez demain.
— Demain ? Vous êtes sûre que mon ticket sera encore valable ? Parce que je ne voudrais pas le laisser perdre.
— Si vous en voulez sans ticket, je vous en donne tout de suite. 230 francs le kilo.
— Ah ! Et avec ticket ?
— 210 francs.
Hypnotisée par la différence de dix pour cent, Mme Dupont utilisera ses tickets au maximum et achètera la confiture qu'elle méprisait la veille. C'est du moins le petit choc psychologique auquel on compte qu'humainement elle obéira.
Ainsi, tout ira pour le mieux.
Le Haut commissariat au Ravitaillement distribuera les tickets.
Les confituriers vendront leurs confitures. Et les consommateurs... Ah ! ceux-là, on se moque éperdument de ce qu'ils feront.
Les uns — les agressifs — se demanderont peut-être pourquoi on ne leur a pas distribué le sucre au lieu de le donner aux confituriers.
Les autres — les forts — réussiront peut-être à réagir contre la maladie du ticket.
L'immense majorité — les résignés — haussera les épaules en disant :
— Ils sont fous...
Fous ceux qui vous annoncent en même temps: les croissants sont mis en vente libre, mais le pain sera moins blanc. Fous ceux qui écrivent dans le Journal officiel, dernier refuge des humoristes : « Comme par le passé, les E n'ont droit qu'à 125 grammes de pain par jour, les A à 375 grammes, les J N V à 350 grammes. La délivrance des rations s'effectuera sans remise de tickets. »
Fous ?... Mais non. C'est nous qui sommes fous. Nous pauvres. A, pauvres E, pauvres J N ou V qui pensons naïvement que le Haut commissariat au Ravitaillement est un ministère. Alors que c'est simplement un malentendu.

Mardi, octobre 29, 2013
Carrefour