Une femme fatale

Hommage à Mireille Balin, ancienne vedette du cinéma français des années 30, à travers l'évocation de ses histoires d'amours. N'évoque son nom qu'à la moitié de l'article. Évoque sa ruine après-guerre.
Ce n'était pas une comédienne, non. C'était une star, comme on disait alors. Une de ces créatures minérales, ourlées de renard blanc, et nourries de salade.
Dès qu'elle était apparue, lancée par G.W. Pabst, dans la constellation qui brillait alors au ciel du cinéma français, elle avait fasciné cette race d'hommes qui portent une femme comme une femme porte des bijoux. Pour briller de leur éclat.
Celui qui la mettait à son bras pour sortir était un grand bourgeois, fort connu à Paris. Elle flattait sa vanité. Il lui donnait, en échange, des diamants à croquer.
Or cette brune Galatée au teint de lait éveilla une vive passion dans le cœur d'un Pygmalion, rustre puissant dans le monde financier, qui décida d'en faire sa femme. Quand il décidait, il réalisait. Il fut éloquent, tenace, persuasif. Un soir qu'il l'avait emmenée dîner chez Maxim's, il obtint le consentement qu'elle brûlait de lui accorder. Le mariage a de ces séductions. Alors, il la fit monter dans sa Packard, s'engagea sur le pont de la Concorde, arrêta la voiture et lui dit :
« Descendez.
— Pour quoi faire ?
— Vous verrez. Descendez. » Elle obéit. Il la mena jusqu'au parapet.
« Maintenant, dit-il, enlevez votre bague.
— Ma bague ?
— Oui, votre bague. Enlevez-la. » Elle fit glisser de son doigt une pierre somptueuse.
« Jetez-la dans la Seine, dit-il. Ma femme ne portera pas les bijoux qu'un autre lui a donnés. »
Elle le regarda, regarda la bague, hésita un instant, puis, enfonçant main et bague dans sa poche, s'écria :
« Ah ! non, vous êtes trop bête ! »
Bête, précisément, il ne l'était pas. Il resta un long moment silencieux, fixant le fleuve.
« Allons, dit-elle, impatientée. Venez. »
Il se redressa et là, sur le pont de la Concorde, la gifla. Puis il rejoignit sa voiture, monta, claqua la portière et s'éloigna. Il ne devait jamais la revoir.
Quelques mois plus tard, elle rencontrait, à l'occasion de « Naples au baiser de feu », un jeune Corse à la voix d'or qui faisait se pâmer tout ce que la France comptait de personnes du sexe féminin. Elle fut du nombre, jusqu'à ce qu'elle s'ennuie avec lui, et lui avec elle. Peu importe dans quel ordre ils s'en aperçurent.
Avant cette échéance, elle reçut des propositions de Hollywood, le Hollywood impérial des années 30 où les princes de l'écran allaient se faire sacrer. Elle les rejeta, pour ne pas se séparer de celui qu'elle aimait. Cette star, à la fin, était une brave fille. Les producteurs français se disputaient, d'ailleurs, son visage triangulaire, son corps d'ancien mannequin, sa nonchalance laquée.
Entrant à Paris, les troupes allemandes reléguèrent provisoirement les battements de cœur des héros de l'écran hors de l'actualité. On dit qu'elle trouva du charme à un officier autrichien. Il convenait à son personnage qu'elle aimât aussi l'uniforme, sans trop distinguer lequel.
Aujourd'hui, l'homme aux diamants est mort. L'homme à la bague aussi, laissant une jolie fortune à son épouse. Leur nom n'ajouterait rien à l'histoire. Le jeune Corse a trente ans de plus, mais il demeure au troisième rang des chanteurs les plus populaires de France. C'est Tino Rossi.
Elle... Elle, c'est la femme ravagée que l'on a enterrée la semaine dernière. Elle s'appelait Mireille Balin. Elle avait 57 ans. Depuis de longues années, elle subsistait avec 20 Francs par jour que lui versait une organisation charitable dévouée aux artistes nécessiteux, « La roue tourne ». La roue, pour elle, ne tournera plus.
Elle avait été bien belle, Mireille Balin, du temps que Jean Gabin, le gangster exilé de « Pépé le Moko », lui disait, ébloui : « Tu sens le métro. En première. » Du temps que le cinéma ignorait l'ambiguïté et racontait des histoires simples d'amour et de mort où les hommes se tuaient pour des « femmes fatales ». La femme fatale a disparu de notre mythologie. Serait-ce qu'il n'y en a plus ou que nous avons fait des progrès en psychologie ? Le cinéma néoréaliste de l'après-guerre n'avait plus que faire, en tout cas, de ces vénéneuses ténébreuses dont Mireille Balin tenait l'emploi. Le fisc, en revanche, qu'elle avait superbement méprisé, la poursuivit de ses assiduités. L'essentiel de ce qu'elle possédait y passa. En ruinant son visage, une maladie l'acheva. Elle avait 39 ans. Elle ne savait rien faire.
Mireille Balin fut exemplaire d'un cinéma défunt, celui qui formait une sorte de zoo. On le visitait, on n'eût pas introduit ses pensionnaires à la maison. De cet ostracisme social, beaucoup souffraient. L'étalage qu'ils faisaient de leur argent était une façon de compensation. Ils n'étaient pas pires que d'autres. Simplement, les cachets extravagants, la gloire inouïe où ils étaient projetés, l'idolâtrie dont ils faisaient l'objet, leur suprématie dans l'ordre du cinéma, tout cela leur permettait d'être eux-mêmes. Sans contrainte extérieure.
Ce qui eût mis un frein à leur nature, à leurs caprices, à leurs appétits, s'ils avaient été employés de bureau, leur devenait étranger. Avares, ils le devenaient jusqu'à la passion. Prodigues, jusqu'à la folie. Tous leurs désordres étaient sans limite.
En tous domaines, le vedettariat a cette faculté d'agir comme un révélateur de la personne profonde. Dans le secteur du cinéma, il a perdu l'ampleur qu'il eut autrefois. On ne se bat plus à coups de dollars autour d'un visage comme autour d'un puits de pétrole. Le « star System » sur lequel fut construit l'industrie du cinéma s'est effondré. Il n'y a plus une vedette qui assure aujourd'hui le succès d'un film. Elles se contentent d'y participer. Ce sont, pour la plupart, de sages fourmis qui placent leurs gains dans l'immobilier, les laveries automatiques ou la confection, et qui sont immatriculées à la Sécurité sociale. Le cinéma est devenu un métier que des filles d'ambassadeur et de petites-filles d'académicien exercent bourgeoisement, avec la bénédiction de leur famille. Elles vieilliront respectables, après avoir un peu grossi.
Au fond de la solitude et du dénuement où elle était tombée, Mireille Balin disait : « Ça ne fait rien. Si je devais recommencer ma vie, je n'en voudrais pas d'autre. » C'est un mot qui compte, à la fin d'une vie. Pas de remords, pas de regret. Le souvenir d'une flambée, brève mais intense. La fierté d'avoir vécu fortissimo. Dans son registre, qui n'était pas très élevé. Mais tout de même, fortissimo.
A cet égard aussi, elle était démodée.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express