Une dimension politique

Après la victoire du « non », à propos de l'école Bauhaus (1919), qui pronait la formation des jeunes gens afin qu'ils puissent être tant des créateurs, ouvrirers et artisans. Établit parallèle avec le présent
La tension tendait, la pression pressait. La vague des non commençait à lécher les pieds de la statue du Commandeur.
« Venez, dit un homme que le quotidien de la politique incommode comme un bruit qui dissimulerait la véritable chanson de la vie. Je vais vous distraire avec des choses sérieuses.
— Il n'y en a pas de plus sérieuses. Quoi, par exemple ?
— L'exposition du Bauhaus au musée d'Art moderne. »
Fallait-il se moquer ? S'indigner ? Y aller ? Nous y fûmes, dans des dispositions maugréantes contre les intellectuels sophistiqués qui que dont et pourquoi pas une conférence sur le non-usage du hautbois dans la musique indienne.
Mais en quelques minutes, la politique fut plus présente encore, dans une autre dimension.
Le Bauhaus c'est, en bref, l'aventure commune menée sous l'impulsion d'un architecte, Walter Gropius, pendant quatorze ans, par une collectivité de professeurs et d'étudiants à la fois unis et indépendants, n'obéissant qu'à un seul dogme : n'en pas avoir. A un seul impératif : s'intégrer dans le monde moderne tout en le maîtrisant pour que l'homme s'y épanouisse au lieu d'y suffoquer.
Etablissement d'enseignement fondé à Weimar en 1919, contraint de déménager de Weimar à Dessau, de Dessau à Berlin sous la pression des forces montantes, le Bauhaus fut investi le 10 avril 1933 par deux cents policiers qui arrêtèrent les étudiants et mirent les locaux sous scellés. C'était la réponse de Hitler triomphant au fait culturel et humaniste majeur du XXe siècle.
La plupart des « bauhauslers » émigrèrent, pour la plus grande gloire des Etats-Unis. Parmi les enseignants,, Gropius avait appelé deux peintres connus seulement, alors, des initiés : Klee et Kandinski.
La mère de Klee était suisse. Révoqué de l'Académie de Diisseldorf par ordre des nazis, Paul Klee se réfugia à Berne et demanda sa naturalisation. Un fonctionnaire enterra le dossier, choqué à l'idée de donner sa nationalité à un homme « qui dessinait aussi mal ». Klee est mort en 1940, à 60 ans, laissant, outre une œuvre peinte prestigieuse, une œuvre écrite qui est à notre époque ce que les « Carnets » de Léonard de Vinci furent à l'art et à la pensée de la Renaissance.
Mais Klee eût existé sans le Bauhaus. Et quelque plaisir que procurent ceux de ses dessins, celles de ses toiles réunis au musée d'Art moderne, c'est autre chose que l'exposition, conçue dans le meilleur esprit pédagogique, peut rendre soudain sensible à tous. D'une part, le fantastique travail qui soustend la maîtrise d'une technique avant qu'elle ne libère le pouvoir créateur, et qui est là révélé par l'exposé des « cours préliminaires » donnés à tous les élèves du Bauhaus. D'autre part, la non-gratuité de l'art. Sa nécessité.
Il faudra bien que les hommes de gouvernement, quels qu'ils soient, en prennent conscience, sous peine d'assister à des révoltes qui viennent du plus profond des hommes châtrés dans leur besoin spontané de s'exprimer dans la peinture, le chant, la musique, la danse, la sculpture, le discours, la poésie. Alors même qu'on nous abreuve du spectacle des Arts avec une majuscule, en nous commandant d'admirer respectueusement, comme s'il s'agissait de la peau de la Lune ou de la voix des Martiens : « Et si vous avez des économies, hein, soyez malins. Achetez peinture. Vous savez combien le dernier Picasso, le dernier Matisse, à coté à la vente Galliera ? »
C'est d'être nous-mêmes producteurs d'art que nous sommes privés, et non de posséder ou de consommer du regard ou de l'oreille ce que produisent les autres. Le jardinier qui compose son jardin, le pâtissier qui construit sa pièce montée, la couturière qui réalise une robe, l'artisan est encore un être humain complet, si humble que soit sa tâche.
Mais la nostalgie de l'artisanat est indécente, si l'on veut bien se souvenir de ce qui l'accompagnait, c'est-à-dire la pénurie généralisée que seules les machines ont réduite.
Il reste à nous apprendre et à nous permettre de faire de l'art avec les machines, dans notre vie quotidienne et si possible dans notre travail, de manipuler du beau et d'en créer et d'y baigner, en accord avec le monde moderne et non contre lui. Manier des volumes, des couleurs, des sons, des mots, des matières, et notre propre corps dans la danse ou le sport, comme l'ont fait les hommes, de toute éternité, pour dire ce qu'ils avaient à dire, ce sera bientôt, c'est déjà une revendication furieuse qui monte de partout. Et plus longtemps elle sera frustrée, plus nous deviendrons méchants, plus le fossé se creusera, en dépit des apparences, entre le tout petit nombre de ceux pour qui « la culture » est vivante et le plus grand nombre de ceux pour qui elle est enfermée dans des musées et d'accablants documentaires télévisés.
Dans le domaine des formes, « ce qu'on enseignait au Bauhaus, écrit Gropius, c'était l'égalité des droits de tous les modes de création et leurs liens réciproques dans le monde moderne ». Le Bauhaus allait « former des jeunes gens capables à la fois d'être des ouvriers, des artisans et même des créateurs », en contact étroit avec les problèmes économiques, car « je conteste que les dons artistiquës puissent souffrir de ce que l'on aiguise le sens de l'économie, du temps, de l'argent, de la consommation... »
On sait que, des verres dans lesquels nous buvons aux fauteuils dans lesquels nous nous asseyons aujourd'hui, tout ou presque est né, il y a cinquante ans, au Bauhaus, travail individuel accompli en équipe et mué en création industrielle.
Hitler a disparu, n'ayant fait que des cadavres. On l'eût étonné en lui disant que le Bauhaus survivrait à sa sanglante futilité et demeurerait bien au-delà dans l'Histoire. Peut-être parce que le véritable acte politique est toujours celui qui s'accomplit en vue du sort quotidien de chaque homme, pris dans sa totalité.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express