Un couple de blousons noirs devant la caméra

Un couple de blousons noirs porté à l'écran
Mais qu'est-ce qu'ils ont donc dans la tête, ces blousons noirs ? La réponse à cette question cent fois posée, un jeune réalisateur, Jeun Herman, l'apporte, percutante, à travers un film d'une facture et d'une saveur exceptionnelles.
Jean Herman poursuivait avec une caméra et un micro des investigations dans les bals du dimanche, lorsqu'il est tombé sur un étrange jeune couple : Colette, 19 ans, et Jean-Claude, 18 ans et demi. En général, Colette et Jean-Claude ne font rien. En particulier, ils volent. Lui a cet aspect inquiétant — cheveux longs et très noirs (il les feint), blouson agressif, lame de couteau prompte à gicler — des garçons qui ont choisi Vince Taylor pour modèle et que l'on redoute de croiser, la nuit, dans la rue. Il a aussi, par instants, un sourire de glisse. C'est un gosse, un sale gosse.
Elle est plus dure, plus vieille à l'intérieur. Elle craint pour lui.
Décontractés, éclatant de rire, bavardant devant la caméra avec cette spontanéité et ce naturel que l'on ne voit, à l'écran, qu'aux très grands acteurs, totalement inconscients, semble-t-il du travail auquel Jean Herman se livrait en les suivant dans leurs pérégrinations et en les laissant commenter librement leur passé et leur présent. Colette et Jean-Claude ont parlé. De tout. D'eux et des autres, des parents qu'ils n'ont
pas eus, du travail dont ils ne veulent pas, du rock dont ils s'enivrent, de le guerre dont ils ne savent rien, de l'amour dont ils savent tout. Car ils s'aiment. Ah ! comme ils s'aiment !
Ils sont passés l'un et l'autre par toutes les maisons de redressement. Si le mot « asocial » signifie quelque chose, ce sont des asociaux.
Ils n'ont pu faire, dans leur enfance, aucune identification avec des adultes qu'ils aient eu quelque raison d'admirer ou de respecter. Ils sont donc demeurés, au sens propre du terme, des enfants. C'est-à-dire des petites bêtes sauvages et assoiffées de tendresse, cherchant à assouvir les instincts de tous les enfants : jouer — il y a dans le vol une grande part de jeu — se dépenser physiquement — ils dansent — se donner du plaisir, se sentir en sécurité, en confiance.

Ce trésor fragile

Chacun des deux représente, pour l'autre, tout ce qu'un foyer représente pour un enfant. Alors, de ces deux personnages qu'il faut bien appeler des voyous, irradie une sorte de romantisme, de fraîcheur juvénile extasiée devant ce trésor qu'ils savent fragile, l'amour reçu.
Ce ne sont pas de vrais révoltés. Ils ont des idéaux de petits bourgeois : un toit, une voiture, un moutard, des économies, et même... des principes. Seulement, l'effort, la contrainte, la maîtrise ou la sublimation des instincts au service d'un objectif, tout ce qui fournit aux adultes les rails entre lesquels ils cheminent, et trébuchent, et se relèvent, leur sont étrangers. Alors ils ne peuvent pas faire coller le rêve et la réalité. Les jours passent, et ils se retrouvent alternativement en prison.
Cette phobie de l'effort, poussée chez eux jusqu'à la maladie sociale, c'est celle qui sévit à des degrés divers, chez tant d'enfants du siècle. Il est remarquable, à travers deux cas extrêmes, d'en avoir capté le témoignage.
Le film de Jean Herman (maladroitement baptisé « Bon pour la vie civile ». Pourquoi?) est un document curieux et passionnant, émouvant aussi à cause de la jeunesse des interprètes et de la quasi-certitude où l'on est qu'ils sont irrécupérable. Ils n'ont pas 20 ans mais, déjà, il est trop tard.
A partir du document de base, un remarquable travail de montage visuel et sonore donne à ce spectacle d'une heure un mouvement et une puissance de choc par où Jean Herman a su atteindre au lyrisme.
La sortie de ce film insolite jusque dans sa longueur — ni court métrage, ni long métrage — n'est pas encore prévue. Voici, en attendant que vous puissiez les voir, Colette et Jean-Claude tels qu'ils se présentent eux-mêmes.

Le père

JEAN-CLAUDE. — A deux ans, on l'a plus revu... Ma mère, de temps en temps elle en parle... J'suis tout à fait son portrait, puisqu'j'ai à peu près le même caractère ; de son métier, d'après ce qu'elle m'a dit, il vadrouillait un peu partout, il achetait, il revendait, c'était pas du marché noir qu'il faisait, mais c'était un genre de camelot, quoi... Il était plus intelligent que moi... il parlait cinq langues. Il en écrivait trois sans faire de faute, moi j'sais tout juste parler français... avec difficulté... J'ai jamais eu de nouvelles de lui depuis.

COLETTE. — J'ai perdu ma mère à 11 ans, alors mon père m'a placée en pension, mais comme mon père il était trop sévère, alors les voisins se sont plaints, pis la famille, tout, il a été déchu de la puissance paternelle, alors c'qui fait que moi j'ai été transportée de maison en maison, quoi ! ... Je voyais jamais ma famille, mon père y venait jamais me voir, mes frangines, elles savaient même pas où j'étais. C'qui fait que j'ai mené ma vie un peu comme je voulais... quoi... j'ai été tout à fait indépendante... J'ai commencé à bosser, j'avais 12 ans... jusqu'à 18 ans là... Puis j'ai été à Denfert-Rochereau, j'me luis barrée... Je suis toujours en fuite.

Le travail

JEAN-CLAUDE. — Quand je travaille pas, j'me lève vers 11 h.-12 h. Je mange, j'm'en mets plein le clapoir. J'me lave, j'm'habille, tout, pis j'descends, j'vais avenue d'Wagram. J'vais voir les copains. J'monte, j'descends. J'fais trois, quatre fois l'aller et retour. Et pis, j'vais boire un coup après. On discute. Qu'est-ce qu'on fait d'autre ?
« Ben, si on a un peu d'pognon, on va au cinéma... Si on n'en a pas, ben on va s'balader...

COLETTE. — On a la flemme de travailler, quoi, c'est surtout ça !...

Les voitures

JEAN-CLAUDE. — Une fois, j'ai essayé d'en piquer une. C'était une MG, mais je savais pas où était le démarreur... J'ai pas pu la voler — j'ai pas pu aller faire un tour plutôt parce que j'avais pas l'intention d'la voler, c'était plutôt l'intention d'aller faire de la vitesse, quoi !...
« Comme voiture de sport, celle que je préfère ? Ben, y en a plusieurs que j'ai des préférences... La nouvelle Jaguar, la Porsche, pis la Ferrari, elle est vachement bien, hein... J'sais pas à quelle vitesse que ça va... Ça doit au moins aller à... à 280 ! C'qu'on doit être bien là-d'dans !...

Les maisons
COLETTE. — Eux, ils disent que ce sont des centres d'observation... Vous sortez jamais, vous êtes toujours entre quatre murs, vous voyez tout le temps les mêmes... vous avez droit à des visites toutes les quinzaines, c'est tout, mais enfin vous sortez pas.
« Et quand j'ai été à Châtillon-Bagneux, c'était exactement pareil, les bonnes sœurs me trouvaient trop difficile. Elles m'avaient mis en quarantaine... Vous voyez le genre... Moi, ça m'avait révolté... Alors, j'avais une de mes copines, et comme elle m'aimait beaucoup, on s'est cassé toutes les deux...

La guerre
JEAN-CLAUDE. — Moi, j'me suis jamais beaucoup arrêté là-d'ssus, hein. Avant, j'pensais que j'allais faire mon service militaire et que j'allais sûrement aller là-bas parce que ça avait pas l'air de s'arrêter... Oh ! mais peut-être que j'irai encore maintenant... j'en sais rien, hein... Mais enfin ce que je pense... ça sert à rien c'te guerre... Peuh... y s'battent pourquoi ? Pour qu'l'Agérie soit française ou algérienne ? Moi, la politique, ça m'intéresse pas...
« Quand j'étais à Belle-Isle, j'avais un copain, y s'est engagé — puis il est mort p't'être un mois après qu'il ait été là-bas.

L'amour

JEAN-CLAUDE. — ...Franchement, si j'n'avais pas connu Colette, j'avais déjà pensé à finir ma vie plutôt en prison que dans la vie civile... comme vous... comme d'autres... ceux qui travaillent en usine... Si je n'l'avais pas aimée, ben, je serais pas en ce moment en liberté... Pour moi, J'crois que j'serais plutôt à la Santé ou à Fresnes... et vice... enfin... vice versa, j'n'en sais rien... elle...

COLETTE. — Oh ! oui...

JEAN-CLAUDE — Mol J'sais que si Colette n'était pas là, hein, y a longtemps que j'y serais.

COLETTE. — Et puis, ça c'est vrai. Bien souvent je l'empêche d'aller faire des conneries. Des fois, il est tellement impulsif qu'il irait.... Il dirait : « J'ai envie de faire ça »... il irait, il ne regarderait même pas qu'il y a des flics. C'est vrai... hein ?... C'est simple... si je ne l'empêchais pas, des fois il irait, hein ! alors... Rien que pour moi, il ne le fera pas. Mol, j'ai jamais aimé un gars de ma vie. C'était le premier et j'y tiens. Pour moi, c'est tout, lui, c'est vrai, c'est le seul gars qui m'a comprise, c'est le seul gars qui n'a pas cherché à me faire des cochonneries. Il a été correct et tout...

JEAN-CLAUDE. — Et pourtant, avant Colette, j'ai connu bien d'autres filles...

La jalousie

JEAN-CLAUDE. — Mais maintenant, ça serait quelqu'un qui essaierait d'approcher, j'crois bien, j'crois que je le tuerais, ma parole. Vous pouvez lui demander... y en a qui ont essayé, hein... Comme avenue de Wagram, y a beaucoup d'Espagnols, y en a qui ont essayé d'l'approcher, y ont parlé, hein... alors moi j'suis venu, j'leur ai demandé qu'est-ce qu'y a, si y n'étaient pas contents, si y voulaient se battre... Vous pouvez lui demander si c'est pas vrai, hein... Et si y avaient voulu accepter de s'battre avec moi, mol j'y aurais été...

COLETTE. — A tel point qu'il est jaloux, il m'a foutu des coups de pied dans mes jambes, car les mecs, y regardaient mes cannes, c'est quelque chose, hein ! il est jaloux mais à un point que j'ai jamais vu ça... Oh ! mais un mec me regarderait, un mec viendrait vers moi, il lui casserait la gueule... Oh ! la la...

JEAN-CLAUDE. — Le service militaire, c'est ça qui m'empêche... J'me dis : deux ans, deux ans et demi, c'est long, surtout pour une fille, surtout quand on prend de l'âge... J'me dis : y en a d'autres, y en a qui peuvent l'influencer... Voilà, je l'aime, mais je pense que d'autres peuvent lui dire : « Ne le suis pas, c'est un voyou, il t'a déroutée... ».

L'enfant

COLETTE. — J'aimerais bien avoir un môme à moi... oh ! oui, de Jean-Claude. C'est vrai, c'est mignon, les moutards, hein... Moi j'vois bien, j'ai une petite nièce chez ma sœur, hein... j'en suis dingue... Ca serait pire que si ce serait ma môme... Je ne sais pas, elle est marrante, elle danse, elle a deux ans, elle danse le chachacha, je lui ai appris à danser le twist, elle le danse bien, hein... Elle est mignonne, oh ! oui, moi, j'aime bien les mômes...

JEAN-CLAUDE. — Je serais peut-être content, je serais peut-être bien embêté à la fois...

COLETTE. — Mais pour ça, il faut attendre d'avoir quelque chose, d'avoir un peu de pognon de côté, avoir une baraque... quelque chose, c'est vrai. Parce que si on traîne les rues... Ma sœur, son mari est en taule, mais elle, elle va avec tous les lascars... Si mon mari saurait ça, ben dis donc, il la zigouillerait... C'est vrai, c'est pas marrant... Moi je dis... quand tu veux un môme, ma p'tite, il faut savoir en avoir soin... Oh ! ben, j'ai déjà failli en avoir un avec Jean-Claude, puis je l'ai fait passer parce qu'on était trop dans la m...
(Aujourd'hui Colette attend de nouveau un enfant. Jean-Claude est entré en usine. Mais il en est déjà ressorti...)

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express