Un certain regard

S'interroge sur l'instauration d'une mode où les jeunes filles montrent de plus en plus leurs cuisses, à travers l'adoption du short. Quête éperdue du regard de l'homme, non plus fixé sur le visage mais sur une autre région du corps.
Elle n'est pas laide. Pas jolie non plus. Une fille quelconque, fraîche, gentille, sur laquelle les regards ne s'attardaient pas.
Depuis quinze jours, tout est changé. Il s'en est fallu d'un short, et d'une paire de bottes. Elle ne le porte pas, c'est lui qui la porte. Ses cuisses, moulées de noir, ne sont pas laides. Pas jolies non plus. Des cuisses quelconques, un peu courtes, comme il y en a des milliers en France. Mais ce n'est vraiment pas la question. Elle montre haut ses cuisses, donc on la regarde. Les femmes avec l'air méchant, les hommes avec un air qu'elle ne leur connaissait pas.
On la regarde, et elle a découvert ce jeu ambigu qui consiste, comme on dit dans Shakespeare, « à exciter l'amateur », sans discrimination. Un jeu auquel elle n'avait jamais cru pouvoir participer avec succès.
Elle est une parmi des milliers qui déambulent dans les rues de Paris, de Londres, de Rome, de New York, et qui ne remettront pas aisément leurs cuisses dans leur poche, si l'on ose employer cette image, tandis que d'autres milliers se disent : « J'ose ou je n'ose pas ? » Question qui préoccupe plus la population féminine d'âge moyen que les hydrocarbures algériens, il faut bien le reconnaître.
Puisqu'il n'y a pas de mode sans signification, celle-là mérite que l'on s'y attarde un instant.
Le costume féminin a toujours été conçu, à travers les âges, de façon à fixer l'attention sur le visage, qui exprime l'esprit, et sur la gorge, que soulèvent les mouvements du cœur. Pour la première fois, dans l'histoire du costume, le voilà fait de telle sorte qu'il concentre l'attention sur une région du corps qui ne passe pas pour être le siège de la spiritualité.
Ce que traduit au juste ce phénomène, je ne sais pas. Les uns y verront le craquement définitif et salutaire des conventions qui ont si longtemps nié la sexualité féminine. D'autres penseront que nous entrons dans la dernière période de la décadence d'une société. Ils évoqueront le temps où la bourgeoisie était conquérante et Frédéric Moreau troublé à la seule vue de la pointe de la bottine de Mme Arnoux, ce qui allait de pair.
D'autres, encore, se divertiront de voir coïncider, dans le temps, les mouvements féminins d'émancipation et la quête éperdue d'un regard d'homme. Coïncidence qui n'est peut-être pas fortuite, tant on a réussi à persuader les femmes qu'elles cessent d'être désirables dès qu'elles manifestent quelque indépendance.
Celles qui adoptent le short comme si c'était la plus fonctionnelle des tenues de ville en disent, en tout cas, aussi long qu'elles s'habillent court : chouettes ou tourterelles, elles roucoulent.
L'autre point piquant, dans ce soudain jaillissement du short, c'est que sa vogue ne doit rien à la publicité ni au mercantilisme.
Son apparition mystérieuse a eu toutes les apparences d'une réaction spontanée de révolte contre la maxi-robe. Elle fait penser à ce mot d'un homme auquel on demandait : « Qui a inventé les talons hauts ?» et qui répondit : « C'est une femme que l'on embrassait toujours sur le front. »
Sa diffusion s'est faite par des voies de communications inconnues. Sa vente est d'un rapport nul pour les fabricants et les commerçants qui n'en proposent que parce qu'on leur en demande. Personne ne « pousse » le short. II se pousse tout seul.
Curieuse démonstration a contrario des thèses savantes sur les besoins artificiellement créés par la société de consommation appuyée sur le matraquage publicitaire. Tous les intérêts économiques convergeaient en faveur de la maxi-robe, y compris, aux Etats-Unis, ceux du puissant John Fairchild, propriétaire du « Women's Wear Daily », journal qui fait la pluie et le beau temps dans le domaine de la mode et qui avait engagé tout son prestige dans le soutien inconditionnel de la jupe longue à toutes heures.
Que cette convergence d'intérêts ait été impuissante est un aspect hautement réjouissant et réconfortant de la popularité du short.
Selon « L'Osservatore Romano », organe du Vatican, « ce spectacle ostentatoire des nudités féminines finira par insensibiliser les hommes par saturation ». Il se peut. Mais, selon toute apparence, il s'agit d'une inquiétude prématurée.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express