Treblinka

Parution de « Treblinka » de Jean-François Steiner
Pourquoi faire semblant de croire qu'il en est des camps allemands d'extermination comme du massacre des Albigeois : un événement enfoui dans le temps, qui relève de l'interprétation historique et dont on peut bavarder à dîner ?
Les survivants sont parmi nous.
Les fantômes des morts hantent encore les prétoires, et leurs enfants, les consultations de psychiatrie. Le touriste le plus borné ne peut pas voyager en Israël sans recevoir parfois, comme un coup de lance dans la poitrine, le
choc de l'un de ces regards de femmes souriantes, calmes, mais dont les yeux semblent avoir vu l'indicible.
Tous, nous avons été les acteurs de la plus formidable entreprise de dégradation de l'Homme, que nous l'ayons subie, tolérée, niée ou combattue.
Quant aux plus jeunes, conscients ou non, ils savent maintenant qu'une nation peut devenir folle, que cette folie est latente partout.
Alors, à quelques personnes près, dont les motifs sont d'ailleurs divers et parfois complexes, qui veut de son plein gré regarder cette plaie hideuse à la face du XXe siècle ? Ecrire à ce sujet est un acte solitaire dont l'auteur a besoin pour des raisons qui lui sont propres. Ce ne sont évidemment pas les mêmes qui ont contraint (pour ne parler que des derniers) Charlotte Delbo (« Aucun de nous ne reviendra »), Peter Weiss (« L'Instruction » ; voir en rubrique Spectacles l'article de Robert Kanters) et Jean-François Steiner à accomplir cet acte. Coupable. Dans un ouvrage autobiographique, Peter Weiss, suédois, fils d'un Juif converti au catholicisme, et élevé en Allemagne, a dit, il y a quelsques années : .« J'avais grandi pour être anéanti et je ne l'avais pas été. J'aurais dû périr, me sacrifier, et, puisque je n'avais été ni emprisonné, ni assassiné ni tué sur un champ de bataille, j'avais au moins à me sentir coupable. »
Dans la préface qu'elle a donnée à « Treblinka », Simone de Beauvoir écrit : « J.-F. Steiner éprouvait dans le malaise sa condition de Juif. Tous les récits qu'il avait lus présentaient les millions de Juifs morts dans les camps
— parmi lesquels se trouvaient son père et une grande partie de sa famille.
— comme de pitoyables victimes : n'auraient-ils pas dû refuser ce rôle ? La gêne avec laquelle certains faits étaient évoqués, l'oubli dont on essayait de les couvrir laissaient supposer que rien ne saurait les excuser : étaient-ils réellement inexcusables ? Steiner a décidé de les regarder en face : d'aller jusqu'au bout de la honte ou de s'en guérir.
« ...L'histoire de Treblinka, reconstituée à travers des témoignages écrits et des conversations avec des survivants du camp, lui a rendu sa fierté. »
On ne saurait mieux dire que J.-F. Steiner avait besoin d'écrire, lui, la révolte du camp de Treblinka ; qu'il s'agissait d'un acte thérapeutique. Car « La Victoire du ghetto », œuvre autobiographique de Marc Dvorjetski, « Le Bréviaire de la haine », de Léon Poliakoff, et simplement l'absence de révolte dans les camps de non-juifs suffisaient à montrer qui devait « avoir honte » dans cette affaire. Il y aurait quelque chose de réellement choquant dans ces subtilités dialectiques où l'on commence à s'interroger pour savoir qui, des assassins ou des assassinés, fut « excusable », s'il ne s'y mêlait tant de douleur.
Pathétique. Faudrat-il aussi « excuser » J.-F. Steiner si son livre connaît, comme c'est probable, un grand succès, et s'il tire ainsi bénéfice et notoriété du martyre de Treblinka ?
Laissons cela. Il y a un livre. Et il est fait de telle sorte que ceux qui l'auront entre les mains ne le lâcheront plus après l'avoir ouvert. Ils le liront non à cause du sujet, mais malgré le sujet, j'ose le dire ; non en pieux hommage aux victimes, mais parce qu'il s'agit d'une histoire fascinante, haletante, construite, mise en scène avec un sens très vif de la progression dramatique, ordonnée autour de quelques personnages. Le ton : froid, clair, impersonnel, cherchant l'effet — et l'obtenant — dans le contraste entre le détachement de l'écriture et le pathétique du contenu.
Il y avait une fois un camp, en Pologne, qui avait pour fonction d'exterminer, à raison de vingt mille par jour, les Juifs qui arrivaient là par convoi. Et l'on n'imagine pas comme il est difficile, même avec l'excellente organisation allemande et de bons techniciens, de liquider vingt mille personnes par jour. Un vrai problème. Alors un millier furent les employés permanents de l'entreprise. Puis l'ordre vint de désintégrer les cadavres pour que toute trace disparaisse de l'existence de Treblinka. Et l'on n'imagine pas comme c'est difficile de désintégrer cinq cent mille cadavres. Un artiste spécialisé dut s'en mêler.
Parce qu'il fallait que quelqu'un sortît vivant de Treblinka pour témoigner, pour dire qu'il y avait eu Treblinka, les « permanents » organisèrent une révolte et réussirent à la faire éclater avant d'être eux aussi anéantis. Il y eut six cents évadés. Il reste quarante survivants.
Voilà. On pourra chicaner Steiner sur les facilités qu'il s'est données en reconstituant des dialogues, ou sur tel autre point. Ce qui arrive à un être humain lui ressemble toujours intrinsèquement. Chaque déporté, chaque Juif a vécu son propre drame à sa ressemblance et a pris sa propre distance au passé.
Mais seuls les quarante survivants de Treblinka auraient le droit de formuler des critiques sur ce livre, dont on ne se demande pas s'il est « bon ». Il est inoubliable.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express