Tirez le premier !...

Sur un trafic de denrées alimentaires
Tirez le premier !...

par Françoise GIROUD

ENCORE une fois bravo, monsieur le ministre. Et quand je dis encore une fois, ce n'est pas une vaine formule. Parce qu'il y a exactement un an, le 24 octobre 1947, le communiqué 5.501 de la présidence du Conseil nous annonçait déjà:
« Le ministre a renouvelé ses instructions : agir avec la plus grande énergie non contre les véritables trafiquants sans se laisser arrêter par aucune considération de quelque nature qu'elle soit. »
Ce qui signifie en somme que, tel l'enfer, les ministres
sont pavés de bonnes intentions et qu'ils les expriment volontiers et annuellement à la chute des feuilles.
Cette fois, il semble cependant que l'un d'eux ait franchi la plateforme encombrée de l'intention pour sauter sur la route solitaire de l'action.
Premiers résultats pratiques : un certain nombre de trafiquants sont devenus des « individus ». On ne les appelle plus Monsieur », mais « le sieur X... ». Ils ne se gobergent plus à notre santé mais à la Santé.
C'est un rien, mais ça fait plaisir.
Evidemment, lorsqu'on annonce que le commissaire Hérissé
(il y a de quoi) a arrêté le commissionnaire Podvin (il a de quoi), ça ne fait pas sérieux, bien que ce soit grave, puisque « le sieur » Podvin et ses amis sont accusés d'avoir, en toute simplicité, télégraphié à leurs expéditeurs habituels de viande (frais de porc à notre charge): « Menace de baisse. Stop. Suspendez envois. »
On n'a pas encore déterminé si le « stop » était une injonction de plus ou la preuve que M. Podvin se sentait troublé au point de dépenser 10 francs sans utilité.
Touiours est-il que, si on l'en croit, nous sommes
« menacés » par la baisse.
Une menace que l'on ne détesterait pas de voir se préciser, même s'il faut pour cela que tombe quelques têtes et qu'on les expose en vitrine avec un brin de persil dans les narines jusqu'à ce que les veaux viennent docilement les y rejoindre.
Parce que, comme disent les bonnes gens lorsque le ciel se
couvre de sombres nuages, on sent qu'il va fatalement « tom-
ber quelque chose ». Les prix avec les têtes. Ou le gouvernement.
Ils sont bien coupables ces messieurs de la viande et du fromage, du beurre et de l'essence.
Ils ont affamé les uns.
Et ventre affamé n'a pas d'oreille pour écouter les conseils, fussent-ils sages.
Ils ont pourri les autres, qui s'indignent contre An- drouet, maître - fromagier, parce qu' il a importé 50 tonnes de parmesan d'Italie, mais qui ne s'indignent pas de trouver 125 grammes de râpé sur leur table, qui applaudissent à l'arrestation d'Yves Leroux, chef de service aux carburants, parce qu'il détourna 2.000 litres d'essence, mais qui reprocheront demain à leur garagiste de n'avoir pas dix litres à leur fournir.
Arrêtés, on les traite de margoulins. Libres, ce sont des malins.
Oh ! ce n'est pas une leçon de morale. Tout au plus un
« mea culpa ». J'ai mangé du sucre aujourd'hui, vous avez mangé du beurre hier, il a bu du café avant-hier, nous avons, vous avez consommé sans honte ce qu'ils vendent sans honte.
« Ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivreznous du mal », monsieur le ministre.
Qu'un vent, que dis-je, qu'un zéphyr, qu'un souffle d'espoir fasse frissonner nos cartes d'alimentation, que chaque femme puisse se dire demain en faisant son marché : « Tiens il y a donc un gouvernement en France, puisqu'il y a de la viande chez le boucher... » et peutêtre pourrat-on alors demander à chacun de dire, non à la crémière qui propose du beurre, non aux enfants qui réclament du sucre, non à la voiture qui a soif d'essence, de résister à sa propension naturelle au système D...D. comme désespéré.
Tirez le premier, monsieur le ministre, et visez à la tête.
Et si l'on hésite devant la peine de mort « que MM. les assassins commencent ».

Mardi, octobre 29, 2013
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