Sur les frontières imprécises de l'honnête et du malhonnête

Fait divers sur un homme honnête restituant les billets de banque qu'il trouve dans sa voiture, en tire leçon humouristique
Sur les frontières imprécises de l'honnête et du
malhonnête

par Françoise GIROUD

ALORS, monsieur Boulet, comment vous sentez-vous ? Depuis ce jour de mars où vous avez trouvé dans le taxi que vous conduisiez 1.700.000 francs que vous avez déposés au commissariat d'Auteuil où ils furent restitués à leur propriétaire, M. de Bertalot, vous êtes en quelque sorte devenu, à 48 ans, un héros national.
Votre photo a paru en première page des quotidiens entre celle du commissaire Houdard, voleur de voitures, et celle d'un directeur de cantines scolaires, au-dessus du compte rendu du procès Gouin - Farge et audessous de l'aveu du directeur d'une banque nationalisée d'Evreux qui jouait à cache- tampons avec des billets de 5.000 francs.
Ils étaient plusieurs... et vous étiez seul, seul, seul comme un billet de 1.000 francs, dans la poche d'un contribuable en règle.

Si la publicité que l'on fit autour de votre probité ne vous a pas donné le frisson, c'est, monsieur Boulet, que vous êtes en outre courageux. Vous n'avez pas peur de passer pour un imbécile.
Avec émotion, on a écrit dix- neuf fois (j'ai compté) à votre sujet qu'il y avait « encore des honnêtes gens en France ».
C'est donc qu'on avait tant de raisons d'en douter ? Moi, je ne me sentais pas le besoin d'être ainsi rassurée. Mais voilà que je commence à être inquiète... Et, si j'étais dictateur, je crois que j'aurais interdit le concert d'éloges qui a accueilli votre exploit.
Car, en admettant qu'il vous ait été agréable, on se demande s'il n'est pas, dans son vacarme, plus néfaste pour la morale publique que le ronron quotidien du récit des malversations de quelques individus.
Il y a toujours eu des fonctionnaires corrompus, des traîtres, des assassins, et les voleurs n'ont pas attendu la remarquable invention de M. Citroën pour s'emparer de l'or de leurs concitoyens, pas plus que les grands argentiers n'ont attendu M. René Mayer pour effectuer la même opération sous le nom d' « emprunt ».
Ce qui a changé, n'est-ce pas plutôt le point où chacun place sa vanité ?

Je ne sais pas si vous êtes fier de vous, mais je connais au moins vingt Français qui disent, avec orgueil :
— Moi, je me débrouille « formidablement » pour ne pas déclarer la totalité de mes revenus...
Vingt autres qui se font gloire d'avoir réparti leurs billets do 5.000 francs entre plusieurs amis complaisants, cinquante qui sont assez fiers d'avoir toujours de l'essence dans leur voiture, cent qui sont heureux d'accueillir toujours leurs amis avec du pain blanc et du beurre frais, mille qui regardent avec commisération l'empoté qui avoue :
- Je ne trouve pas de cigarettes américaines.
Malhonnêtes ? Alors, vous aussi, cher monsieur Boulet, qui n'avez certainement pas passé neuf ans sans croquer un sucre ou un bifteck plus ou moins noir, car vous seriez alors honnête, mais enterré.
Vaniteux ? Voilà, et c'est plus grave. Mais si chaque Français se sentait honteux et coupable chaque fois qu'il est en infraction avec l'un des étranges règlements de son pays qui s'obstine à lui vendre 425 francs le kilo de sucre et 140 francs le litre d essence pour continuer à entretenir avec une paternité toute républicaine cent fripouilles, il finirait peutêtre par se fâcher.
Il n'est pas interdit de penser que ce serait préférable.
Mais, en attendant, la grande différence entre ceux que l'on arrête et les autres, c'est souvent qu'ils se sont fait arrêter

J'ai peutêtre tort de penser que beaucoup d'entre ceux-là auraient été fort capables de restituer eux aussi les 1.700.000 francs que vous avez trouvés à leur propriétaire, parce qu'en volant l'Etat, ils travaillent entre collègues, tandis qu'en volant M. de Bartelot, ils auraient franchi cette frontière qui sépare le débrouillard du malfaiteur.
Si je ne me joins pas, monsieur Boulet, au chœur de vos admirateurs, c'est donc parce que votre honnêteté ne me paraît pas aussi singulière qu'on veut bien l'écrire.
Ilfaut s'entendre sur le sens du mot honnêteté.
Si, comme ce fut le cas pour l'or, il suffit d'un décret pour que ceux qui étaient malhonnêtes en le détenant cessent de l' être en une demi-heure, l'honnêteté n'est plus qu'une forme de rhume. Il gêne un peu, mais on en guérit très bien.
Si c'est une attitude qui va du respect de la parole donnée au respect de soi-même, il y a des milliers, il y a des millions d'honnêtes gens en France. Mais il y en aura de moins en moins si on leur explique qu'ils sont les derniers représentants d'une espèce défunte. Personne n'aime à passer pour original.
Puisque c'est d'original que, poliment, on traite les fous.

Mardi, octobre 29, 2013
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