Soyons sérieux…

À propos de la victoire de Truman, non prévu par Gallup. La faillibilité des sondages
SOYONS SÉRIEUX...

par Françoise GIROUD

JE me demande quel est le plus vexé des deux.
M. Dewey (Thomas), exfutur président des Etats- Unis, ou M. Gallup (George Horace), ex-fahir en chef des mêmes Etats.
Pour le premier, les carottes sont cuites. C'est M. Truman qui les mange. Bon appétit.
Pour le second, c'est plutôt du côté des haricots qu'il faut chercher les responsabilités. Toute son organisation reposait en effet sur ce système d'une aveuglante logique :
- Supposez, disait-il volontiers, qu'il y ait sept mille haricots blancs et trois mille haricots noirs dans un sac.
Vous en prenez cent au hasard : les cent se composeront toujours approximativement de soixante-dix haricots blancs et de trente haricots noirs. C'est pourquoi lorsque mes trois mille enquêteurs interrogent une poignée d'Américains, ils peuvent traduire avec exactitude l'opinion de tous.
Aujourd'hui, à force d'avoir pris ses contemporains pour des légumineuses, c'est eux qui le prennent pour un farceur.
Scientifiquement interrogés, is ont scientifiquement prouvé que la science s'arrêtait là où commence le coeur et qu'il est plus aisé d' inventer la bombe atomique que de prévoir si un homme dira oui ou non.
Le pourcentage d'erreurs était faible ? Bien sûr. La marge infime ? Naturellement. Mais c'est précisément dans cette margelà que se joue toujours le sort du monde. La République française est née avec une voix de majorité.
Pauvre M. Gallup ! Le voilà dans la triste situation d'un mathématicien qui découvre, à quarante-sept ans, que deux et deux font cinq. Et encore ! Pas toujours !...
Ce n'est plus Gallup. C'est Gagallup.
Il lui reste une question à poser à ses compatriotes :
— Croyez-vous, oui ou non, aux résultats probants des sondages d'opinion ?
Si les trois mille enquêteurs reviennent en disant :
- Patron, ils y croient...
Gallup sera fixé s'il ne l'est déjà. Ses enquêteurs se trompent.
S'ils reviennent en disant :
— Patron, ils n'y croient plus...
Gallup sera également fixé. Ses enquêtes sont inutiles. II peut encore annoncer au monde que 78 % des femmes rousses dorment sur le ventre quand elles ont plus de 1 m. 61. Personne ne le contredira sur ce point, bien que l'élection de M. Truman ait démontré que les haricots mentent effrontément.
Je dois avouer que l'erreur de M. Gallup m'enchante. C'est la victoire des farfeluts sur les comptables, des poètes sur les percepteurs, du cœur sur la tête, de la tête sur la machine. Et puis elle incitera peutêtre les gens dits
« sérieux » à le devenir, les « bien informés » à se renseigner, et les naïfs à ne croire ni les premiers ni les seconds qui sont d'ailleurs souvent les mêmes. Les gens sérieux sont follement dangereux . Ils disent comme tout le monde un pourcentage normal de bêtises et de vérités, mais ils les expriment avec une assurance telle qu'elle en devient contagieuse.
Voyez ce qui est advenu à la plupart des grands journalistes politiques américains. Ils ont pris leurs désirs pour des réalités, leurs impressions pour des informations et l' encre de leur plume pour du marc de café.
Ayant écrit : Dewey sera élu... ils l'ont lu. Et comme ils se prennent au sérieux, ils se sont crus. D'autres les ont lus, les ont crus, l'ont écrit à leur tour, ont été crus par d'autres qui les ont lus.
Et c'est ainsi que toute l'Europe l'a su!
Dans ce cas particulier, une élection est venue prouver qu'ils s'étaient mis le stylo dans l'œil. Et l'on conclut :
— Tout le monde s'est trompé. Non. Tout le monde a été trompé. Ce n'est pas la même chose. Trompé par cette petite fraction de « gens sérieux et bien informés » qui réussissent à passer pour tels parce qu'on a rarement l'occasion de démontrer le petit mécanisme qui fait d'une opinion l'opinion.
L'ennui est qu'ils sont capables de tout. Même de donner quelquefois des informations précises et des pronostics exacts.
Cependant, monsieur, vous qui relevez un front soucieux d'un long article où un homme sérieux vous explique pourquoi la guerre est inévitable, ne vous moquez pas de votre femme qui affirme :
— Ne t'inquiète pas. Ma tireuse de cartes affirme que tout s'arrangera.
Elle est aussi bien renseignée que vous

Mardi, octobre 29, 2013
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