Sous clef

Chronique d'une séance au parlement lors du débat sur le cessez-le-feu en Algérie. Montre comment il tourne au fiasco
Françoise Giroud a assisté, à l'Assemblée nationale, à ce qui aurait dû être un débat historique.

Pour un sadique, un spectacle de choix. Pour un être humain banalement constitué et raisonnablement optimiste, un malaise confinant à l'angoisse, et une envie de crier : « Pouce ! Ne jouez plus. On ne peut pas continuer de jouer avec ça. »
En d'autres temps, l'Assemblée Nationale a connu des séances dramatiques. Mais celle qui a commencé mardi matin par la morne lecture du message du général de Gaulle au Parlement, concernant le cessez-le feu, ne ressemblait plus à un débat entre hommes libres, responsables et représentatifs, qu'on le veuille ou non, des citoyens de leur pays.
C'était une sorte de ballet parodique, comme en organisent parfois les fous ou les prisonniers. Qu'importe ce qu'ils disent, derrière des portes fermées à clef, une clef bien en sûreté dans la poche du directeur de l'établissement. Ici : Charles de Gaulle.
Pourquoi cette séance qui serait parvenue, si cela se pouvait, à rendre M. Michel Debré sympathique ?
Contracté, rétracté, saint Jean-Baptiste crucifié sur son banc et se cabrant et se cassant un peu plus à chaque flèche.

Bazooka, bazooka

A un moment, il n'y tient plus. C'est un grotesque qui tient la tribune, M. Jean Frayssinet, orateur bafouilleur amateur, député indépendant des Bouches-du-Rhône. Il accuse, sur le mode interrogatif, le gouvernement d'avoir organisé l'attentat d'Issy-les-Moulineaux.
M. Debré se dresse et, de sa place, s'écrie :
« Vous n'avez pas le droit de dire que le gouvernement organise des attentats ! » Alors, dans l'hémicycle, on crie : « Bazooka, bazooka, bazooka... »
Le chahut est intense. M. Frayssinet essaye en vain de reprendre la parole. Et l'on entend, impavide, la voix de M. Chaban-Delmas qui préside : « Ecoutez, dit-il, la réponse de M. Frayssinet ! Il remercie le Premier Ministre... »
Et l'orateur de se livrer, comme ses prédécesseurs, comme ses successeurs, à la lecture d'un morceau choisi dans les discours prononcés autrefois par M. Michel Debré. L'effet est trop facile pour n'être pas séduisant. D'où vient qu'il soît plus pénible qu'efficace ? C'est clair. Ces justiciers, qu'ils soient bouffons, ou rusés, ou lyriques, ne peuvent ni ne veulent viser la tête, c'est-à-dire le chef de l'Etat, qu'ils ont porté au pouvoir, et qui les a assis là. Alors ils visent en dessous.
Ce chœur de cocus aurait pu être tragique ; il est misérable parce que l'ombre de la réélection déforme chaque mot. Pas un de ces orateurs à la langue engluée dans la périphrase tricolore qui puisse se permettre, dans sa circonscription, de se déclarer ouvertement contre de Gaulle.
On peut les mépriser. On peut aussi se dire qu'il n'est pas bon de réduire des hommes à ces contorsions et de les contraindre à n'afficher que le pire d'eux-mêmes.

Le canon tonne

Cela ne déshonore pas que les élus, mais aussi leurs électeurs, c'est-à-dire, à la fin, les Français, et singulièrement la droite française.
Si encore MM. Pascal Arrighi, Lefèvre d'Ormesson, Léon Delbecque, Frédéric-Dupont et j'en passe, avaient eu à voter contre la conclusion du cessez-le-feu... Mais non ! Alors, irresponsables aux yeux de la nation, ils ne se privent évidemment pas de l'être dans leurs propos, comme le furent d'ailleurs, tout au long de l'Histoire, les membres des assemblées purement consultatives.
D'où un babillage parfois dément :
— C'est la rupture du Pacte atlantique. Le renversement des alliances... Déjà le canon tonne aux frontières d'Israël ! Et le Sahara est perdu pour l'Occident alors que l'Amérique aura épuisé son pétrole dans vingt ans ! » (M. Lefèvre d'Ormesson.)
Parfois criminel :
— Les garanties sont illusoires... Cela ne pourra se régler que dans le sang... Le scrutin d'autodétermination n'aura pas lieu... Imaginez le spectacle de militaires français tirant sur des Français pour installer Ben Khedda... (M. Arrighi.)
Toutes choses qui seront consignées au « Journal Officiel » pour servir, le cas échéant, à proclamer que l'on n'était pas d'accord, et que l'on diffusera largement en Algérie, mais qui — faute d'être sanctionnées par un vote — ne seront pas connues, ou si peu, dans le département des beaux parleurs.
M. Pascal Arrighi confessait lui-même, dans les couloirs, qu'au moment du référendum, il ne se mettrait certes pas en position de demander un « Non » à ses électeurs.
A la tribune, M. Francis Leenhardt lui succède. Il parle au nom du groupe socialiste. Ses propos semblent conséquents, encore que l'on comprenne mal ce que la laïcité vient faire dans ce débat.
Si l'on oublie que le secrétaire général de la S.F.I.O. fut président du Conseil de février 1956 à mai 1957, que M. Robert Lacoste fut M. Robert Lacoste et que M. Max Lejeune fut ministre de la Guerre, il est sain d'entendre dire, par le porte-parole de leur parti, que l'on a laissé « l'Armée s'enfermer dans le schéma simpliste de la guerre subversive ». Ou encore que « le climat d'euphorie que s'efforcent de créer les organes officiels d'information » est truqué.
M. Francis Leenhardt obtient cependant un succès de fou rire lors qu'il reproche à l'U.N.R. d'avoir « gêné les efforts du Président de la Republique pour faire évoluer l'opinion ».

Un rire mécanique

Quand on dit : « U.N.R. », c'est mécanique, on rit. On a tort. M. Soustelle était U.N.R., M. Frey est U.N.R., M. Debré est U.N.R. Comiques ? Franchement, non. Et il est permis de s'interroger sur le choix étrange qu'a fait ce parti, parmi ses 209 députés, en désignant, pour défendre les accords d'Evian, un monsieur nommé Janvier dont l'éloquence particulière a dû jeter le doute dans le cœur de M. Joxe lui-même.
M. Janvier ne fait pas recette. Il parle devant un hémicycle qui se vide. Ici on lit les journaux, là on se rend des visites de travée à travée. M. de Lacoste-Lareymondie fait son numéro d'homme du monde, numéro classique à l'Assemblée, qui consiste à se désintéresser ostensiblement des débats en adoptant une pose familière de monsieur qui a le droit de se tenir mal puisqu'il sait comment on se tient bien.
A l'extrême gauche, l'affectation est exactement inverse. On suit et on écoute, attentivement. Attitude pour attitude, il faut bien dire que la seconde est plus décente.
Mais peut-on écouter attentivement M. Janvier de l'U.N.R.
Il sait que « la grande idée du Général, la grande idée de sa vie, c'est la vaste réconciliation des esprits et des cœurs ».
Il dénonce « les manœuvres contre nature qui veulent faire sombrer le navire en route vers le port ».
Ce n'est pas possible. Les adversaires sournois de la négociation que l'U.N.R. abrite en son sein l'ont choisi exprès, M. Janvier.
Il y a aussi un honnête homme qui a pris la parole, M. Claudius-Petit (Alliance démocratique). On dirait qu'il a étudié, lui, le texte des accords et qu'il s'en soucie tout comme s'il était un représentant de la France, ô miracle. Il dit aussi, doucement, que la « Marseillaise » (chantée auparavant par les représentants du groupe Unité de la République et quelques Indépendants, avant qu'ils ne quittent la séance) n'est pas une façon de parler, bien qu'il comprenne la douleur du chef d'orchestre, M. Portolano, député français d'Algérie. Il discute avec M. Joxe. Les deux hommes échangent un dialogue qui semble sérieux. C'est le moment de quitter l'enceinte de l'Assemblée. Onze orateurs doivent encore prendre la parole. Pour quoi faire ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express