Seul avec la croix

« La parole donnée », palme d'Or à Cannes
Mort pour son âne et pour Santa Barbara.

« LA PAROLE DONNÉE », d'Anselmo Duarte, avec Leonardo Vilar.

Dites-moi ce que vous en pensez, et je vous dirai qui vous êtes. « La Parole donnée », palme d'or à Cannes, est un de ces films qui agissent sur le spectateur comme un révélateur. L'accueil triomphant qu'il reçut au festival, surprit les critiques, comme si le public de Cannes dissimulait, sous son vernis doré, une espèce humaine supérieure.
A vrai dire, il en est persuadé, ce public. Alors quand on lui offre, en français, une histoire qui le confronte à une quelconque et humble réalité qui est celle de tous,
quand le dépaysement ne joue pas, il est prompt à marquer, par son dédain, ce qui le distingue du commun des spectateurs.
Mais du moment que tout cela se passe en brésilien...
Bon. Qu'est-ce qu'il a donc ce film ? Quelque chose de très simple. Il touche, à travers un récit de forme classique, bien construit, mal joué mais admirablement servi par son interprète principal, au plus grand mystère : celui de la foi. Et au plus grand drame : celui qui oppose l'homme de foi et les hommes d'Eglise.
Il y a toutes sortes d'objets de foi, et beaucoup d'Eglises. Il y a eu Antigone et Port-Royal, et Trotsky et Rajk. Ici il y a Zé. Un paysan avec, dans ses yeux bruns, une lumière.

Une vieille histoire

Zé a promis à Santa Barbara, si elle exauçait un vœu, de partager ses terres et de porter pendant sept lieues jusqu'en la cathédrale de Bahia une croix aussi lourde que celle du Christ. Sa femme n'a rien promis, mais c'est sa femme, alors elle a suivi.
L'ennui est que, à Bahia, Zé révèle candidement au curé l'origine de son vœu. Il a voulu sauver son plus cher, son plus précieux, son plus doux compagnon mortellement blessé. Rien à dire ? Si. Ce compagnon, c'est son âne. Et faute de trouver près de chez lui une statue de la sainte invoquée, c'est devant son double païen, vénéré chez les sorciers, qu'il a offert sa peine.
Le curé ferme du coup sa porte au nez de cet obscurantiste. La croix n'entrera pas dans la maison de Dieu.
Sur l'escalier monumental qui conduit à l'église, l'homme reste seul. Seul avec sa croix. Incrusté. Obstiné. Buté. La femme, excédée, a suivi un barbeau à l'hôtel. Au Brésil ou ailleurs, ce n'est pas une situation très exaltante d'être celui qui suit et jamais celui qui fait. Alors on continue de suivre mais en changeant d'homme. Ça donne parfois l'illusion de l'action.
S'agglutinent peu à peu autour de Zé le petit peuple, qui le soutient, les exploiteurs politiques de son aventure, les micros, les caméras, les astucieux qui veulent user de lui pour vanter leurs marques de transistors ou de lessive, les infirmes qui quêtent l'imposition des mains, enfin les dignitaires du clergé à la recherche d'un compromis fondé sur l'abjuration. Encore une vieille histoire.
L'intransigeance de Zé, fidèle à la « parole donnée », le conduira à la mort au cours d'une bagarre entre la police qui vient l'arrêter et ses supporters.
De la croix, devenue bélier, le peuple de Bahia forcera la porte de l'église. Sur la croix, il y aura la
corps de Zé, mort pour son âne et pour Santa Barbara, ce qui n'est ni plus ni moins vain que de mourir pour autre chose.
Le tout bien fait — parfois un peu trop bien — sans abuser du pittoresque, dans le climat bruyant de ces villes brésiliennes où cohabitent le moyen âge et le XXe siècle, la sorcellerie et la civilisation mécanique ultra-avancée, les cultes fétichistes et le coca cola, les Noirs joyeux, poétiques et souples, et les Blancs rusés, logiques et durs.

Folie, misère

Ce film n'apporte rien de neuf dans le domaine de l'art et de l'expression cinématographiques. Il est tout bonnement pathétique, comme le conflit qu'il pose, l'antique et toujours neuf conflit entre l'absolu et le relatif.
Sur le visage intense de Zé, il y a la folie, la misère et la grandeur des hommes de foi, quel que soit le dieu auquel ils sacrifient. Dans l'émotion du public, il y a cette nostalgie de l'objet d'amour et de foi, de l'Utopie, qui mélancolise si fort les sur-développes de notre siècle et qui favorise si fort la vente des tranquillisants.
Ceux qui ne se sentiront pas concernés par « La Parole donnée », ont bien de la chance. Ils sont « adaptés », comme on dit.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express