Sans titre

Sortie de « Mon oncle d'Amérique » de Resnais. Triste situation du livre. Festival de Cannes.
Rien de plus français que Mon Oncle d'Amérique, le film d'Alain Resnais. Français comme Diderot, veux-je dire. Cette élégance sèche, c'est celle du XVIIIe siècle.
Comme toujours, Resnais a trouvé la forme qui convient au fond et, de cette adéquation, naît la délectation que procure l'œuvre aboutie. Mais je ne vais pas vous apprendre qui est Resnais. L'intéressant, dans sa nouvelle entreprise, c'est que pour la première fois, à ma connaissance, un film traduit un discours scientifique. Et le moins recevable de tous, en un temps où l'on ne cesse de nous rebattre les oreilles avec la spiritualité dont la Renaissance, paraît-il, s'annonce. On se souvient du quasi-scandale que provoqua, il y a quelques années, Jacques Monod en publiant Le hasard et la nécessité. Le propos d'Henri Laborit qui ensemence le film de Resnais a la même valeur de scandale. Ce propos, il le tient depuis longtemps, et avec une verve constante, mais l'écriture le trahit, de sorte que ses livres n'ont pas eu l'audience que Resnais lui apportera peut-être.
Laborit sait tout du fonctionnement de cette merveilleuse et délicate usine qu'est un corps vivant. Il sait, du moins, ce que l'on en sait aujourd'hui et s'amuse énormément à provoquer chez ses interlocuteurs ce qu'ils prennent pour des sentiments.
Je me souviens d'un dîner où le doux Claude Manceron, tout plongé dans son Histoire de la Révolution française, faillit lui jeter une salière à la tête tandis que, implacable, Laborit réduisait ses héros à leur dimension biologique. La fréquentation prolongée des rats blancs sur lesquels il procède aux études qui lui ont permis d'inventer quelques drogues célèbres, l'a rendu délicieusement infréquentable, à moins que l'on ne soit inaccessible au vertige. Le pourquoi et le comment de nos comportements, à travers l'histoire de deux hommes et d'une femme programmés, comme nous le sommes tous, dès l'enfance, la dure condition humaine qui nous oblige à payer en monnaie de migraines, d'ulcères ou de coliques néphrétiques les contraintes de ce qu'on appelle la civilisation, on imagine ce que des mains moins légères que celles de Resnais auraient pu en faire. Mais tout cela est brodé au point d'Alençon. L'ennui est que, après avoir vu Mon Oncle d'Amérique, il devient impossible de se regarder sans rire — ce qui est sain — mais aussi d'observer avec les mêmes yeux les diverses comédies que jouent et que se jouent les autres puisque c'est, à la fin, toujours la même : je domine ou tu domines. Ainsi, dans une brève hallucination, ai-je cru voir monsieur Brejnev avec une tête de sanglier en face de monsieur Giscard d'Estaing en lévrier. Afghan, naturellement.

Monsieur René Monory, lui, faisait plutôt sa tête de mule pendant l'émission de Georges Suffert consacrée à la triste situation du livre. Une émission qui aura achevé de déconcerter ce qui reste des lecteurs, espèce en voie d'extinction depuis que le prix d'un livre n'est plus uniforme selon qu'on le vend ici ou là. Que le cric me croque s'il y a un seul téléspectateur qui ait compris de quoi il retournait, sinon que, s'agissant du livre, le ministre responsable n'est plus celui de la culture mais celui des finances. Ce qui est, en soi, un programme. Disposant de quelques lumières sur la question, j'allai tenter d'éclairer votre lanterne, expliquer par quel mécanisme les jeunes auteurs (et les moins jeunes lorsqu'ils ne disposent pas de cinq mille lecteurs assurés) perdront cette année une chance sur deux d'être publiés, de montrer comment un décret malheureux, créant une situation unique au monde, contribue à cette asphyxie. Et puis, mon devoir terminé, je l'ai trouvé aussi ennuyeux qu'un exposé sur le Franc vert. La différence est que les agriculteurs constituent une clientèle électorale, et turbulente de surcroît. Tandis que le peuple du livre, tous auteurs, lecteurs, éditeurs et libraires additionnés, est peu nombreux, hétérogène, pacifique, donc négligeable.
Ecrire, éditer, lire, vendre des livres, vous avez dit des livres ? A quoi cela sert-il ces trucs là ? Pouvez pas vous contenter de la télévision comme tout le monde ?

Cannes, cette année, est à l'image de ce monsieur Sacchi, qu'une ressemblance indéniable avec Humphrey Bogart a transformé en vedette B de film B. « C'est Boggy » qui déambule sur la Croisette, et ce n'est pas lui. Un ersatz. Une doublure. Ingmar Bergman devait présider le jury, mais il exigeait que les délibérations se déroulent à l'abri de toute « participation extérieure ». La participation extérieure l'a remplacé par l'acteur Kirk Douglas.
Le soleil, convoqué comme à l'accoutumée, s'est attardé à Paris.
Un film-surprise soviétique devait renouveler le choc produit, il y a trois ans, par l'Homme de marbre de Wajda. La surprise a été dans la grève qui en a suspendu la projection, dont la nécessité n'était d'ailleurs pas évidente. Le film de Fellini, présenté hors compétition, devait être le sucre d'orge offert en prime, comme le fut l'an dernier Manhattan. Cette Cité des femmes est à quelques moments près une parodie de Fellini par Fellini. Et que les hommes ont donc du mal à vieillir... Devant le Tavernier, qui a du charme, on se dit que le cinéma de papa Duvivier... mais peut-être suis-je mal lunée. Et puis quoi, c'était très bien, Duvivier.
Assez bougonné, en attendant Godard.

« Que célèbre-t-on à la Pentecôte ? » demande N. Le petit groupe où se trouve une majorité de jeunes gens reste coi. Tu le sais, toi ? demande N. goguenard.
Heu... C'est l'histoire du don des langues, non ? L'esprit saint descendant sur les apôtres pour qu'ils sachent parler toutes les langues, enfin quelque chose comme ça. — Et c'est le moment qu'ils ont choisi pour fermer l'université aux étudiants qui ne savent pas le français, dit N. Débiles, ils sont. Débiles. Quand je pense que tout ça va aller en procession lécher la semaine prochaine les mules du Pape...
Il a mauvais esprit, cet enfant.

Mardi, octobre 29, 2013
Les Nouvelles littéraires