Séguin le mélancolique

«Mon pays, qui ressemble de moins en moins à ce que je voudrais qu'il soit»
«D'abord faut plus d'gouvernement Puis faut plus non plus d'République Plus d'Sénat et plus d'Parlement Plus d'salaud qui vit à sa guise Pendant qu'on a un mal de chien Plus d'lois plus d'armée plus d'église Faut plus d'tout ça. Faut plus de rien.» Ainsi chantait librement Aristide Bruant, le poète, vers 1890, sous les applaudissements. Si les NTM en avaient dit autant, c'est six mois de prison ferme que leur aurait infligés le juge du tribunal correctionnel de Toulon qui veut enchaîner la chanson. De quoi rire assurément. Ou plutôt de quoi pleurer. Quand on est las des hommes, on peut toujours se consoler en observant les araignées, les coccinelles ou les scarabées. Un couple de biologistes, qui a consacré cinq années à ces petites bêtes, a tiré de ces observations un film épatant présenté chez Pivot. Entièrement interprété par des insectes. On en aurait volontiers vu davantage. Un autre, Bernard Werber, fanati-que des fourmis, a décrit avec gourmandise cette communauté organisée où il n'y a ni chef ni hiérarchie, à laquelle il ne manque que l'humour, l'amour et l'art, nos spécialités en somme. On apprit aussi qu'un monsieur a passé dix ans à étudier les hirondelles, qu'un autre a passé quinze ans à étudier les toiles d'araignées géométriques... Voilà des gens raisonnables qui ont compris où est le bonheur. Dans «Un siècle d'écrivains», un Malraux honnête et plat. Mais peut-être le cadre était-il trop étroit pour y enfermer Malraux sans lui briser les ailes. Le personnage est trop divers, trop complexe, qui disait : «Il y a quelque chose d'absolu et je n'arrive pas à le trouver...» Plutôt que de le chercher à la télévision où il pullule en ce moment, si l'on veut comprendre quelque chose à Malraux, il faut lire le livre superbe de Jean-François Lyotard : «Signé Malraux». Une biographie et beaucoup plus que cela. «Droit d'auteurs» s'est penché sur les intellectuels, en a trouvé à droite, au centre, à gauche et a brassé le tout. A droite, Denis Tillinac, féal de Jacques Chirac, désenchanté, narquois, attaché à la ruralité, antiparisien, récusant les notions de droite et de gauche qui ne correspondent plus, selon lui, à la réalité. Une réalité confuse où tout est à repenser. Au centre, François Bayrou, ministre de l'Education, qui publie un beau livre réfléchi, «le Droit au sens». Il fit un éloge vibrant de la laïcité, notion très ancienne qui s'est formée à partir de valeurs universelles dès l'Ancien Régime, et plaida vigoureusement pour le cumul des mandats. «Pour que les ministres aillent se faire engueuler toutes les semaines dans leur circonscription.» Auteur, enfin, avec Jacques Julliard, d'un «Dictionnaire des intellectuels français», Michel Winock se fit sérieusement attaquer, en particulier par Georges Suffert, qui reprocha aux auteurs du dictionnaire d'avoir «mis une couronne sur leur propre tête», de privilégier les intellectuels de gauche. Winock se défendit comme un beau diable. Puisqu'ils n'ont pas su à eux tous donner une définition de l'intellectuel, proposons-leur cette formule de Malraux : «C'est un homme dont une idée engage et ordonne la vie.» Portrait de Philippe Séguin par Serge Moati, sans surprise. Le président bourru, qui mène l'Assemblée à la baguette, la grande gueule illuminée par son sourire pour rappeler ce que furent ses plus grandes joies politiques ? son élection dans les Vosges, son élection à la présidence de l'Assemblée nationale, «Je me mettais en flirt avec l'Histoire» ?, l'étudiant Petit Chose plus que Rastignac, le gaulliste «triste aux larmes» en avril 1969, l'homme libre qui n'a pas varié depuis trente ans et qui demeure attaché à la justice sociale, à une approche prudente du système libéral, au progrès en matière de mœurs mais dans l'ordre, le candidat au pouvoir piaffant : «Le plein emploi, c'est fini, c'est une autre société qui se crée... Que peuvent les marchés contre le chômage?» Du Séguin, quoi. Avec, pour finir, cette phrase à laquelle chacun pourrait souscrire : «Ma mélancolie, c'est de voir que mon pays ressemble de moins en moins à ce que je voudrais qu'il soit.» Jack Lang à «7 sur 7»: il a toujours l'ardeur, le punch, il défend le projet socialiste avec une ferveur qui n'est pas encore communicative, on craint, on se méfie. Le socialisme revu et corrigé, est-ce le salut? Il a manifestement laissé Anne Sinclair dubitative. F. G.

Jeudi, novembre 21, 1996
Le Nouvel Observateur