Rencontre avec Alleg

Portrait d'Henri Alleg, journaliste, survivant de la torture, après la parution de son livre « La question »
Un homme. C'est un homme. Paquet clos et mystérieux d'os et de chair que l'on peut mesurer en centimètres, peser en kilos, traduire en années, peindre en couleurs, mais dont la chimie interne est unique, comme celle de tout homme. Seulement un peu plus énigmatique, parce que le courage — celui du caractère — personne ne sait au juste où cela se puise, dans quel imbroglio de glandes, de cellules et de matière grise.
A l'intérieur du paquet Henri Alleg, qu'est-ce qui brûle ?
L'extérieur, c'est un corps tout court, ramassé, rassemblé, à la fois vif et comme lesté de plomb. Un œil fusant de malice derrière l'épais carreau des lunettes ; un visage tavelé, nerveux mais contrôlé ; un sourire spontané, gai, qui écarte largement des lèvres sensibles ; un front hugo- lien avec ses bosses hautes qui cèdent à la fin la place, comme à regret, au bonnet roux des cheveux.
Sans le connaître, on le dirait... je ne sais pas... professeur, peut-être. L'un de ceux qu'on ne chahute pas et que de grands élèves, le dépassant d'une tête, écouteraient avec amitié.
Mais il n'est pas professeur. Il est Henri Alleg, journaliste d'abord, Algérien ensuite, communiste enfin, séparé du monde par une expérience à laquelle aucune autre ne peut être comparée, et — bien qu'il se soit évadé il y a huit mois de la prison de Rennes, bien qu'il soit libre et amnistié — non encore réinséré dans ce monde où il lui faut désormais circuler, milliardaire en prestige, prix Nobel de la torture, illustre partout.
Que la vision qu'il a des autres n'en ait pas été altérée, c'est possible. Il m'a donné quatre heures de son temps. Une longue soirée bigarrée d'éclats de rire et de coq-à-l'âne, où l'empois de l'interview a fondu en trois phrases. Pas un instant je n'ai perçu l'ombre d'une affectation dans la distance qu'il a à sa réalité d'aujourd'hui.

Un air arrogant

Cet homme ne songe pas à sa biographie ou à sa figure historique. Il se fait un sang d'encre parce que le préfet d'Alger vient de lui refuser l'autorisation de reprendre la publication de son journal, « Alger Républicain », qui serait « de nature à troubler l'ordre public ». Il a l'humour de trouver la formule savoureuse. Il sait qu'il a été retranché du cours des choses par quatre années de prison à Barberousse, huit mois de prison en France.
En émergeant de ces geôles, il a découvert, dans la presse mondiale, à Prague, à Moscou, à Cuba et l'autre jour à Paris où une assemblée hétéroclite mais unanime dans l'émotion et respectueusement pétrifiée devant « le héros » était venue le saluer, qu'Henri Alleg, c'est quelqu'un.
Il le sait, mais il en paraît plus encombré que satisfait. Pour toutes sortes de raisons sans doute, mais d'abord parce qu'il est trop jeune pour s'asseoir à l'Académie des Héros. La vie, le travail à accomplir, l'avenir, tout est devant lui, et sa première tâche est d'y intégrer son passé. Ce sera peut-être plus dur que de s'endormir dedans, jusqu'à ce que sclérose s'ensuive.
Il a 41 ans à peine. Il en avait vingt lorsque, pendant la guerre, il a découvert l'Algérie et s'est inscrit au Parti Communiste ; trente lors qu'il est devenu directeur d'« Alger Républicain » ; trente-six lorsqu'il a été supplicié.
Quelle erreur de ne pas l'avoir achevé !... Aujourd'hui, il y aurait l'affaire Audin-Alleg, avec un trait d'union.
Du matériel historique. Tandis que lui il est là, et il regarde Caïn. Non, d'ailleurs, il ne le regarde pas. Mais Caïn se sent regardé, et avec lui tous les Caïns du monde qui n'ont que faire de ce frère tout enluminé. L'adresse parisienne d'Henri Alleg est tenue soigneusement secrète. Elle ne le sera jamais assez.
Trente-six ans donc, lorsque le lieutenant Charbonnier, officier de l'Armée française, lui dit :
— Bon, tu vas crever.
— On saura comment je suis mort.
— Non, personne n'en saura rien.
— Si. Tout se sait toujours. Trente-six ans lorsque le capitaine Faulque, officier de l'Armée française, lui demande :
— Qui t'a hébergé ?
— Je vous interdis de me tutoyer.
— Tu vas répondre ?
— J'ai déjà répondu.
— Répète.
— J'ai répondu que je ne répondrai pas.
—- Je vais te l'enlever, cet air arrogant que tu as sur la gueule !
On ne le lui a pas enlevé.
C'est qu'il ne l'avait pas « sur la gueule », mais là où personne ne peut avoir accès. Dans sa tête où il s'était plusieurs fois imaginé face au supplice, comme des centaines d'autres dont il connaissait le calvaire et dont l'Histoire ne retiendra pas le nom.

Au camp de Lodi

Il fallait tenir. Il fallait être plus fort que ces bourreaux dérisoires qui prenaient leur sadisme pour une conviction. Il fallait les obliger à se dégrader devant lui, et non leur faire cadeau de sa dégradation. Il fallait être l'Homme, cette étincelle, qui, sitôt éteinte là, jaillit ailleurs et interdit inlassablement à la nuit de la force d'ensevelir l'esprit.
Attaché nu sur une planche, déchiré par la morsure sauvage des électrodes lâchant le courant en giclées, la tête maintenue sous l'eau jusqu'à l'asphyxie, les jambes, le sexe, la poitrine caressés par une torche de papier enflammé, un fil électrique dénudé enfoncé dans la gorge, les plaies infectées, drogué enfin, il s'est tu. Pendant un mois. Un mois. Et après chaque épreuve, il s'est dit : « Je gagne. Je suis victorieux. Je suis plus fort qu'eux. » Puis un jour les parachutistes l'ont fait sortir de leur usine à tortures et il a pensé : « Ils vont me liquider. Cette fois, c'est fini. »
Il s'est retrouvé au camp de Lodi. Un camp-vitrine, fait tout exprès pour les visiteurs de la Croix-Rouge, un camp très décent. Seulement, de temps en temps, quelqu'un disparaissait. Pour un voyage chez les parachutistes. Toute sa carcasse meurtrie a tremblé, jour après jour, à l'idée que ça allait recommencer.
Enfin, il a été jugé. « Association de malfaiteurs » ? Ils n'ont pas osé. « Atteinte à la sûreté de l'Etat ». Dix ans de prison et incarcération à Barberousse, dans le quartier des détenus devenus fous, qui hurlaient nuit et jour, des condamnés à mort, et des « délinquants » réputés dangereux.
Un univers en soi, sans communication avec le monde extérieur, sinon, de loin en loin, la visite de son avocat.

1.400 jours

Son livre, « La Question », cent pages qui ont éclaté à la face de l'univers et qui sont apparues en novembre 57 comme l'acte politique d'un homme irréductible, d'un cerveau de fer trempé dans la foi communiste et prompt à transformer, sitôt vécue, l'expérience en conscience, ce n'est pas lui qui pense à l'écrire. Peut-être en aurait-il conçu le projet, un peu plus tard, mais c'est son avocat qui le lui suggère. Ensuite, il n'a qu'une très vague idée de son retentissement. Il vit entre la mort des uns et la folie des autres, pendant quatre ans, quarante-huit mois, quatorze cents jours.
Et puis, il est transféré en France, à la prison de Rennes. Il est au secret, seul dans une cellule, seul dans l'enclos où il se promène. Par terre, il y a un clou rouillé. Le clou, c'est le trésor majeur des prisonniers. Il le pousse du pied, il se penche, vite, pour le ramasser.
— Qu'est-ce que vous faites, demande le gardien.
— Je ramasse un clou.
— Il doit être rouillé. Laissez, je vous en donnerai un neuf, dit le gardien.
Alors, il comprend que, décidément, il n'est plus à Barberousse et que le régime pénitentiaire est une formule qui recouvre différentes réalités.
Procès Audin : il comparaît, comme témoin, chez le juge d'instruction. Devant lui, il y a quatre officiers. Ceux qui l'ont injurié, giflé, martyrisé. Aucun n'ose le regarder en face, sauf Faulque qui est dément.

Une race de scorpions

Quand il en parle aujourd'hui, d'une petite voix calme et tranquille, il établit entre eux des distinctions. Il y a la brute bornée, la brute distinguée, l'idiot, le sadique, l'illuminé, le pleutre.
Ils nient tous, ils nient tout, les uns affolés, les autres farauds, tous traités avec les égards dus à leurs galons. Ils sont, on a voulu qu'ils soient, on a travaillé, consenti, aidé à faire d'eux « l'Armée Française », au lieu de les traiter comme une tumeur sur un corps sain. Qui « on » ? Il serait plus court d'énumérer ceux qui n'ont pas travaillé, consenti, aidé, participé à ce crime.
Alleg en parle non pas avec le mépris que l'on peut concevoir pour des hommes méprisables, mais avec une curiosité d'entomologiste pour une race de scorpions que l'on croyait germanique mais qui, de toute évidence, a essaimé et proliféré partout.
Nous échangeons des souvenirs de prison. Il y a là un garçon qui a eu des démêlés pendant la guerre avec des geôliers soviétiques. Moi, je m'y connais plutôt en Allemands. Oui, mais lui il parle des Français, vous comprenez, de Français.
— Pourquoi est-ce que ce serait différent ? dit-il.
Bien sûr. Mais comment accepter que ce ne soit pas différent ? Moi, je n'accepte pas. Cela le fait sourire.
A Rennes, il a été malade. On l'a transporté à l'hôpital, seul dans une chambre. Toutes les heures, un gardien entrait. Comment il s'est procuré une pince ? Il ne le dira pas. Le tuyau peut encore servir.
Pendant toute une nuit, il a cisaillé, fil après fil, le grillage de la fenêtre. Chaque coup de pince faisait un bruit terrible, dans le silence nocturne. Il se levait, il cisaillait, il écoutait, il se recouchait pour l'entrée du gardien, il se relevait, il recommençait.

Plus qu'un métier

Il était en pyjama, et il avait une énorme robe de chambre. De l'avantage d'être petit : en passant ses jambes dans les manches de la robe de chambre, il s'est fait un pantalon. Et puis il a sauté. Et, dès ce pas franchi, le premier parmi beaucoup d'autres semés de pièges, il s'est senti libre.
Quelques jours plus tard, il était à Prague.
Tout cela, c'est son passé. Ce n'est plus son présent.
La guerre d'Algérie se termine. La révolution, elle, commence.
Quelle place Henri Alleg, Français de France, issu de la petite bourgeoisie, élève du lycée Rollin, préparant, avant la guerre de 40, une licence d'anglais, journaliste, militant — mais non dirigeant, il y insiste — du parti communiste algérien qu'il a rejoint par horreur du colonialisme, quel rôle Henri Alleg peut-il jouer dans la construction de l'Algérie nouvelle et pourquoi se choisit-il aujourd'hui Algérien alors qu'il est de souche européenne ?
Il élude la question. Insister ? Il n'a pas parlé, interrogé à la magnéto. Ici, il parle, facilement, simplement, vite, en s'excusant gentiment lorsqu'il se réfugie derrière des clichés, mais en conduisant ses phrases où il veut.
Il faut donc procéder, pour essayer de le comprendre, par déduction, par hypothèse, en espérant serrer la vérité au plus près mais en disant honnêtement que je ne la tiens pas, sous une forme directe, de sa bouche.
Il est journaliste. Le journalisme est plus que son métier : sa forme d'expression, son moyen naturel d'influence. son instrument de combat politique. « Alger Républicain », société dont il est le directeur, n'est pas un organe communiste de stricte obédience comme on pourrait le dire de L'Humanité ». Dans son désir passionné de le faire reparaître, il y a bien évidemment la volonté d'action politique, mais aussi un attachement personnel, un attachement de coeur à l'objet-journal.
Jusqu'à 1955, « Alger Républicain » a été cent fois saisi, censuré, et parfois saisi avant que d'être imprimé. Il a été interdit en Septembre 1955, en même temps que diverses organisations. Lorsqu'un commissaire est venu signifier à l'administrateur l'interdiction de paraître, on s'est aperçu que, sur la liste noire, le journal ne figurait pas. Alors il a pris son stylo à bille et il l'a tout bonnement rajouté. Démarches, plaintes, reconnaissance par le Tribunal administratif d'Alger de l'illégalité de l'interdiction, Front Républicain, espoir, 6 février, Lacoste qui déclare enfin :
« Même si vous n'y imprimiez que l'évangile selon saint Jean, j'interdirais votre journal. »
Locaux plastiqués, machines détruites, Alleg blessé, police rigolarde devant son visage ruisselant de sang. Il renonce, et entre dans la clandestinité. Il est marié, il a deux enfants, nés en Algérie, qui ont alors dix ans et sept ans.

La meilleure réponse

Quels étaient les rapports entre le P.C.A., le parti communiste algérien, et le F.L.N., front de libération nationale. Quels sont-ils aujourd'hui ? Par où se rejoignent-ils, par où divergent-ils, je n'en sais rien et il n'existe, sur ce point, que des versions officielles tactiques de part et d'autre.
Le sûr, c'est qu'Alleg est tout le contraire d'un théoricien froid. Le socialisme est, pour lui, la réponse la meilleure à la situation de l'Algérie colonisée qui commence à faire craquer sa croûte de misère ; le socialisme doit être l'instrument de l'Algérie, et non l'Algérie l'un des instruments du socialisme.
En d'autres termes, il n'apparaît pas comme un exportateur international de doctrine qui pourrait demain planter sa tente ailleurs en France, pourquoi pas ? — mais comme un nationaliste algérien de culte socialiste.
Je lui ai demandé s'il entre dans sa position une part de scepticisme quant aux chances d'une évolution vers le socialisme, en France, et aux méthodes du Parti Communiste. Dans un pays neuf, c'est à la fois plus facile, plus évidemment nécessaire aux yeux du peuple.
Mais il ne dit rien de semblable et rien ne permet de conclure qu'il le pense. Il dit : « Je suis Algérien. »
Jacques Chevallier aussi dit : « Je suis Algérien. » Et Susini également.
« Oui, répond Alleg. Mais Chevallier le dit depuis 1954, et Susini depuis huit jours. »
Il dit aussi :
« Je suis optimiste. »

Radieux
Et il l'est, franchement, joyeusement. Une situation n'est jamais figée. Il fait confiance au mouvement et au contenu que le mot « Indépendance » a pris, pour le peuple algérien, à travers sept ans d'inimaginables souffrances.
Impossible de dire s'il possède toutes les données du problème. Il n'a pas revu les hommes de Tunis, il n'est pas encore retourné en Algérie. Quelle est la part de discrétion volontaire, de prudence modeste et de non-information directe sur la situation d'aujourd'hui dans le vague optimisme de ses pronostics, lui seul le sait.
Quand je lui dis qu'il sera peut-être ministre de l'Economie (comme son homologue Che Guevara à Cuba), il rit. Mais peut-être faut-il connaître les journalistes de race pour savoir à quel point ils peuvent parfois préférer se sentir un peu ministre de tout, à travers leur journal, que tout à fait ministre de quelque chose.
Est-ce son cas ? S'il nourrit de puissantes ambitions personnelles, ce qui est possible, il le cache bien.
Je ne sais pas qui est Alleg, ce qu'il deviendra, s'il pourra amalgamer son passé à l'avenir, si l'Algérie future l'absorbera ou l'éjectera, s'il est un homme seul ou suivi d'un cortège.
A deux heures du matin, clandestin sur un trottoir désert des Champs-Élysées, portant une serviette aussi grande que lui, il était à la fois radieux et émouvant.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express