Pour devenir immortel, Don Juan a mis un habit vert

Henri Mondor entre à l'Académie française
Ses élèves — dont plusieurs sont eux-mêmes professeurs — disent : « Il est le plus aimé. » Ses malades — Colette, Georges Duhamel et tous les opérés de la Salpêtrière — disent : « Il est le plus efficace. » Ses amis — tout Paris, d'André Gide à Jean Genêt — disent : « Il est le plus sûr et le plus rayonnant. » Ses amies — Madeleine Renaud et chaque jolie femme — disent : « Il est le plus séduisant. » Son tailleur dit : « Il est le plus exact. » Ses éditeurs disent : « Il atteint les plus gros tirages. » Sa secrétaire, Hélène, dit : « Il est le plus... », et elle s'arrête parce qu'aucun adjectif ne peut exprimer son admiration pour Henri Mondor, cet homme devant lequel il faut toujours mettre le signe plus.
Plus jeune externe de France en 1905, plus jeune interne en 1908, plus jeune chirurgien des hôpitaux en 1920, plus jeune agrégé en 1923, plus jeune professeur de chirurgie en France en 1941. Et l'un des appariteurs de l'Institut, submergé par les solliciteurs, se lamentait jeudi :
— Plus de monde que pour Herriot ! Il a plus de monde qu'Herriot !...
En effet, pour assister à îa réception du nouvel académicien, de cet homme auquel on peut sans crainte confier à la fois sa vie et sa biographie, douze cents personnes, dont mille au moins portaient barbe, plumes ou Légion d'honneur, s'étaient serrées sur les banquettes de l'illustre maison.
Car les « quarante fauteuils » sont purement symboliques, et l'étrange salle est uniquement garnie de bancs bien durs pour les vénérables académies des honorables académiciens que l'immortalité ne protège pas des lumbagos.
A trois heures très exactement, on vit entrer au son d'un roulement de tambour un petit homme vif —- œil rond et bleu de l'aigle, crâne lisse, « petite chevelure d'ange réfugiée derrière la tête », « narines irritables, front encyclopédique » — qui entama d'une voix claire, dès que Georges Duhamel l'y eut invité, son « remerciement » : 71 pages dactylographiées, pour faire l'éloge de son prédécesseur. Paul Valéry, ami très cher et très vénéré.
Le fils de l'instituteur et de l'institutrice de Saint - Cernin (Cantal) était en train de devenir immortel à 62 ans
Quand il arriva de sa province, Henri Mondor, brillant élève du lycée d'Aurillac, admirait fort Musset et Vigny. C'était de son âge. Il les rangea bientôt au fond de sa vaste mémoire pour les remplacer par Baudelaire et Verlaine. Puis vint Mallarmé.
Dans les tranchées de Verdun ou fut tué son frère, il apprit par cœur tous les vers de celui dont il allait, vingt-cinq ans plus tard, devenir le biographe et l'exégète.
Lorsqu'en 1940 Paris fut occupé, Thierry de Martel se suicida ; Henri Mondor se réfugia derrière son bureau, auprès de Stéphane Mallarmé. Réunissant la documentation accumulée au cours de vingt années d'amoureuses recherches, il écrivit La Vie de Mallarmé, morceau essentiel de sa carrière d'homme de lettres.
Le livre parut. Quelques jours après, Henri Mondor re- çut de Nice une lettre d'André Gide, — lettre qu'il conserve pieusement parmi les milliers de livres et de manuscrits précieux qui tapissent son bureau.Gide écrivait : '' ce passé, grâce à vous devient de l'histoire désormais à l'abri des faussaires.''
L'homme de science remportait un égal succès : on tirait à 50 000 exemplaires Les Diagnostics urgents. La sûreté du dagnostic d'Henri Mondor est célèbre. Sa mémoire ne l'est pas moins. Il juge que l'un ne va pas sans l'autre, cite volontiers tel ''ventre urgent'' et mystérieux devant lequel il se souvint soudain et à temps d'un article illustré paru dans un journal allemand cinq ans plus tôt, qui traitait d'un cas analogue.
Atteint à 18 ans de la fièvre typhoïde qui passe pour affecter la mémoire, il se mit, à peine convalescent à apprendre par coeur le premier acte d'Andromaque. Pour obliger la machine à secouer sa rouile. Et l'année dernière, trois fois trépané, il récitait, émergeant à peine de l'aneshésie, tous les sonnets de Baudelaire.
Comme toutes les réussites exceptonnelles, la sienne est une heureuse combinaison de dons, de travail et de discipline. Levé à 7 heures 30, trois cents mouvements de culture physique. De 9 heures à 12 heures 30 : la Salpêtrière, dont il est le chirurgien en chef. Déjeuner rapide pendant lequel il ne tolère que la compagnie d'un livre, et s'abstient de boire _ depuis l'âge de 18 ans, il n'a pas fumé une cigarette, il n'a pas bu un verre d'alcool. Tisane chaude après le repas. Premier rendez -vous à 12 h. 50 (ne pas confondre avec 12 h. 45 ) Deuxième à 13 heures. Troisième à 13 h. 10....jusqu'à 17 h.
Devant son carnet de rendez-vous _ où la journée du jeudi 30 avait été barrée d'un grande croix _ on comprend pourquoi, au troisième étage de l'immeuble qu'il habite, un voisin excédé a écrit sur sa porte : '' Ici troisième étage, pas de médecin. ''
De 19 heures à 22 heures il accumule les matériaux de ses oeuvres, qu'il écrit en vacances au bord d'un lac suisse .
Parfois, abandonnant à la fois le bistouri et la plume, il prend le crayon pour illustrer d'un trait délicat une oeuvre de Duhamel ou de Valéry, qui dit de lui :
'' Henri Mondor possède un bistouri, une plume et un crayon, et la manière la plus élégante de se servir de ces trois outils très aigus. ''
Les « trois outils » figurent sur le pommeau de son épée avec un saphir incrusté, souvenir d'une femme très aimée, et les vers préférés de Valéry :
O douceur de survivre à la force du jour
Quand elle se retire enfin rose d'amour
Encore un peu brûlante, et lasse, mais comblée,
Et de tant de trésors tendrement accablée.
Célibataire — don Juan aurait-il pu se marier ? — il adore les femmes, qui le lui rendent bien. Mais, dans son salon tapissé de toiles anciennes et modernes, aux vitrines riches de pierres dures et de verres irisés, une seule photo : celle de sa mère, devant laquelle quelques roses fraîches sont toujours renouvelées.
Voilà l'homme, « l'honnête homme » que Duhamel accueillit jeudi au sein de l'Académie française en lui disant :
— Vous qui savez dans vos fermes et douces mains de chirurgien apprivoiser les tumeurs, vous avez pour la souffrance des autres un grand et intelligent respect.
Kessel, portant toujours au fond de ses yeux on ne sait quelle nostalgie d'on ne sait quelle steppe ; Madeleine Renaud, toute rose sous sa toque d'ocelot ; J.-L. Barrault, tout pâle sous son masque de monsieurquin'arienmangéde- puistroisjours ; la princesse Bibesco, œil et fourreau de velours ; François Mauriac, teint et flanelle gris ; Maurice Garçon et ValleryRadot, académiciens dissipés qui bavardèrent, plus qu'ils n'écoutèrent, applaudirent fort à cet éloge, malgré la chaleur régnante qui incitait traîtreuserent à l'assoupissement.
Henri Mondor n'avait par quitté ses traditionnelles chaussettes de laine blanche pour endosser l'habit vert (179.000 francs) que lui fit, chez Lanvin, le coupeur Rossaer, l'homme qui a vu les mollets de presque tous les immortels depuis « son premier » : Edmond Rostand. Marcel Pagnol est un des rares dissidents.
L'Académie française a enfin son chirurgien — le premier qui entre sous la Coupole. Vieille dame, bien sûre, mais dame tout de même, Henri Mondor se devait de la conquérir.

Mardi, octobre 29, 2013
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