Plus dure est la chute

Revient sur le match de boxe qui a opposé Cassius Clay à Joe Frazier récemment. Analyse la défaite de Cassius Clay, l'invaincu.
Deux boxeurs noirs se sont battus. Le meilleur a gagné. C'est peu de chose, en vérité. Mais la mythologie était, ce soir-là, au rendez-vous. Et le match qui a opposé, la semaine dernière, Cassius Clay à Joe Frazier en a pris de bout en bout la dimension d'un grand spectacle tragique.
Nous n'en avons eu, à la télévision française, que la représentation différée. Mais même, alors, l'issue étant connue, la lutte entre l'homme rouge et l'homme vert mettait en question, pour le spectateur, bien autre chose que l'art de la boxe.
Quand c'est le bon vieux nationalisme qui nourrit un match de sa passion transparente et bornée — Allez France ! — tout est simple, sinon sain. Les choses, cette fois, étaient plus compliquées.
Cassius Clay, c'était jusque-là l'athlète souverain. L'un de ces hommes qui, dans leur domaine, donnent le sentiment d'avoir quelque chose de plus, et, en tout cas, quelque chose d'autre. Une grandeur, un éclat, une folie, que sais-je... Une démesure aussi, dans les gestes et les propos. Cassius Clay la possédait évidemment. Grâce à quoi il avait fait éclater la cage dorée où l'on enferme les boxeurs noirs, comme des bêtes de cirque.
Impudent et superbe, il défiait la colère des dieux jaloux, qui ne manquent jamais, si l'on en croit les Grecs, d'expédier Némésis aux arrogants pour leur apprendre à retrouver de très humaines dimensions. Ainsi cessent-ils de gratter le ciel avec leur tête.
Eh bien, voilà, c'est fait ! Némésis a frappé. Et nous en avons été les témoins.
Ce champion vain de sa splendeur, qui allait répétant : « Je suis le plus grand, je suis le plus beau, je suis l'invincible... », ce papillon dansant autour de ses adversaires, comme intouchable, ce Narcisse noir attendrissant par la candeur avec laquelle il se prenait pour le Sauveur de l'humanité noire et le centre du monde, voilà qu'à l'instant même où il était, vraiment, concrètement, le centre du monde, où 300 millions de paires d'yeux étaient braquées sur lui, ce fut pour tomber à genoux. A genoux, lui, Cassius Clay, lui, Mohammed Ali, ainsi nommé depuis qu'il avait rejoint en Allah les Black. Muslims. A genoux, et par deux fois, devant un boxeur plus petit, plus léger et sans grâce, mais terriblement efficace. Némésis, plus connue sous le nom de Joe Frazier. Champion du monde en titre, 26 victoires consécutives, dont la dernière provoqua, chez Clay, ce cri : « Je veux Frazier, je le veux tout de suite ! »
Il l'a eu. Mais pas comme il l'imaginait.
Peut-être les spécialistes ont-ils vu autre chose. Mais, pour les profanes, Cassius Clay est devenu soudain le géant au menton d'argile, sans cesse assailli, rarement assaillant, accusant le coup chaque fois que le poing gauche de son adversaire l'atteignait à la mâchoire, que le poing droit l'atteignait au corps, renonçant de round en round à ses insolentes pitreries favorites pour ne plus s'accrocher qu'à son courage et tenir jusqu'au bout.
Le champion du monde aux 31 victoires consécutives, que seul un tribunal professionnel avait pu déposséder de son titre parce qu'il refusait de se soumettre à la conscription à cause du Vietnam, était découronné.
Peut-être prendra-t-il un jour sa revanche. Peu importe. Il est rentré dans le rang, le rang de ceux qui peuvent être atteints par la défaite. Cela lui vaudra possiblement des sympathies que ses vantardises, sa prétention, ses enfantillages lui avaient aliénées. L'échec a aussi ses séductions. Mais pas auprès des mêmes.
Demi-dieu du sport, sa chute eût été, déjà, spectaculaire. Mais il était aussi l'un de ces héros que se choisissent parfois les humbles, le héros qui exprime ce qu'ils n'osent pas dire, qui fait ce qu'ils n'osent pas faire, qui incarne leur révolte et qui a les moyens, lui, de la vivre. Aussi son combat contre Joe Frazier était-il inéluctablement devenu symbolique.
Déjà, lorsqu'il était remonté sur le ring, il y a quelques semaines, après quatre ans d'absence, l'aisance de ses victoires avait accusé le caractère quasi magique que certains voulaient attribuer à sa supériorité. S'il était le plus fort, c'est parce qu'il avait les puissances du Bien avec lui. D'autres n'étaient pas loin de penser que c'étaient les puissances du Mal, niais la mécanique était la même.
Ce n'était donc pas un boxeur contre un boxeur que l'on allait voir. C'était un nouvel acte de l'antique antagonisme entre le Révolté et l'Intégré. Celui qui refuse et celui qui s'accommode. Entre deux Noirs américains, c'est un antagonisme qui a la plus concrète des significations. Clay et Frazier en étaient les interprètes presque caricaturaux.
Cassius Clay déclarait : « Je me bats pour mon peuple. C'est de lui que je tiens ma force. S'il veut que je gagne, je gagnerai. Il le veut. Donc je gagnerai. »
Et des millions d'opprimés, d'humiliés, de paumés, attendaient qu'il fasse une démonstration de leur force.
Joe Frazier disait : « Je me bats pour l'argent. C'est bon, l'argent. Clay invincible ? Mais non. C'est un homme de plus, un combat de plus, un jour payé de plus. »
Et des millions d'amants, blancs ou noirs, de l'ordre, l'ordre des choses dont Frazier est, pour sa part, satisfait, attendaient qu'il les justifie.
Cassius Clay exaltait le combat, lui donnait son ampleur, sa résonance extra-sportive. C'était — terrain de choix dans les temps où nous sommes — la force morale contre le bas matérialisme, l'esprit contre l'argent, la croisade pour le peuple contre l'acharnement individualiste, l'Ange contre la Bête.
Joe Frazier a aplati, réduit, rétréci les connotations politico-psychologiques de la rencontre. Ce faisant, il l'a restituée à la réalité : 45 minutes de souffrance et 2 millions de dollars. Pour chacun des combattants.
Allons, les Black Muslims sont peut-être fort conséquents d'avoir suspendu Mohammed Ali-Clay, accusé d'être mis en état de dépendance à l'égard de l'argent blanc au lieu de rester dans la seule dépendance d'Allah.
Maintenant que les lampions sont éteints, que Joe Frazier a détruit une légende, sinon un homme, que tout le monde a pu voir, et même entendre, chacun des coups portés pendant ce match, il est peut-être permis d'en tirer, pour soi, une conclusion pratique : c'est que, avec tout le respect que l'on doit aux forces spirituelles, à supposer qu'elles vous animent, elles n'ont jamais remplacé l'entraînement, la force tout court. C'est la combinaison des deux forces, et elle seulement, qui est irrésistible.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express