Picasso

Portrait du peintre Picasso, à l'occasion d'une rétrospective de son oeuvre au Grand-Palais
« Qu'est-ce que tu dirais si tes parents venaient à ta rencontre, à la gare de Barcelone, avec des gueules pareilles ? »
Ce que son ami Manolo disait à Picasso il y a soixante ans, des milliers de Français le penseront encore, en franchissant le seuil du Grand-Palais, dont les nouvelles installations viennent d'être inaugurées par la plus vaste rétrospective jamais consacrée à un peintre de son vivant. Un demi-kilomètre de peinture seulement. Plus les sculptures, les céramiques, les dessins au Petit-Palais.
La remarque de Manolo, on peut la répéter, franchement, à celui que l'on a appelé « l'homme le plus orgueilleux de notre temps ». Il harponnera l'impertinent du double crochet de son regard, éclatera de son grand rire hennissant et ne lui tiendra nulle rigueur.
« Qu'est-ce qu'il y a de plus dangereux que la compréhension ? a-t-il écrit sur l'un des carnets qui traînent dans son atelier de Mougins. D'autant plus qu'elle n'existe pas. On croit qu'on n'est pas seul. Et en réalité, on l'est davantage. »
Pourtant, il sait que toute œuvre a besoin, pour vivre, du regard des autres, même si ce regard est d'abord vacillant, hostile, scandalisé ou affolé parce qu'il n'a pas encore appris à déchiffrer la langue dans laquelle Picasso peint. Hwkbzprt. Quand on lit le mot fauteuil, par exemple, l'image d'un fauteuil se forme dans la tête. Mais quand on lit hwkbzprt, on ne voit rien, sinon un ensemble de signes. Un Picasso, c'est un ensemble de signes qui font la description ou la synthèse de tous les aspects de ce qu'il veut « figurer » sur une surface plane, dans sa couleur et
ses trois dimensions. C'est dans l'esprit de celui qui regarde que se fait la recomposition en un seul objet.
Cette recomposition, comment se fera-t-elle dans l'esprit des visiteurs du Grand-Palais, qui, selon l'expression de Picasso, ne trouvent pas étonnant de sortir de leur portefeuille une photo en disant : « C'est ma femme » ?
C'est le fantastique examen de passage que va subir l'Espagnol, dont les 85 ans s'épanouissent en une apothéose que seuls connurent peut-être Victor Hugo et Goethe. Sa gloire est sans frontière, sa fortune sans limite, sa puissance créatrice toujours vivace, sa fécondité telle que sa femme, Jacqueline, doit parfois descendre à plusieurs reprises, dans la même journée, de Mougins à Cannes, pour le ravitailler en matériel. « La peinture est plus forte que moi, dit-il. Elle me fait faire ce quelle veut. » La peinture est l'oxygène qu'il aspire et expire inlassablement depuis soixante-dix-sept ans avec la fumée des gauloises et des gitanes dont les boîtes vides s'entassent dans ses ateliers au désordre légendaire. Parce qu'il ne jette rien. Il n'a jamais rien jeté.
Combien d'œuvres a-t-il produites, à la lumière de la bougie, du pétrole, du soleil ou des projecteurs, assis par terre ou sur une petite chaise basse démantibulée, combien de toiles a-t-il couvertes, par couvées, par périodes, on pourrait presque dire par femme aimée ? Peut-être dix mille, peut-être plus. Il n'en sait pas le nombre, mais il les a toutes dans sa prodigieuse mémoire, une mémoire qui semble parfois préhistorique à Picasso, car il sait tout sans qu'on lui ait jamais vu un livre entre les mains.
Notre-Dame de Vie. Derrière chaque toile, il écrit en chiffres romains la date et l'heure à laquelle elle fut achevée. Depuis que sa rétrospective a été organisée et qu'il a consenti à s'y prêter, les tableaux qu'il a gardés (cinq par an depuis 1912, année où un jeune marchand de 27 ans, D.H. Kahnweiler, s'assura l'ensemble de sa production) ou que, parfois, il a rachetés, sont descendus des murs de la belle maison de Mougins, Notre-Dame de Vie. La première maison moderne et vraiment confortable où il ait vécu, avec des salles de bains partout et un téléphone blanc dans chaque chambre. Blanc, dit-il fièrement.
Des tableaux, il en a sorti de partout, et même d'entre les pattes de ses chiens. Parmi les plus anciens, certains sont abîmés, troués. Il a peint souvent sur n'importe quoi — ce qu'il avait sous la main, le couvercle des caisses d'emballage, quand il a quitté en 1940 Royan, où il s'était réfugié, pour rentrer à Paris. Il a exigé que l'on prenne et ceci, et cela, et cela encore, sans se demander si c'était « bon », ou moins bon. « C'est du travail », dit-il.
Pendant l'accrochage, minutieusement réalisé par le conservateur du Grand-Palais, Reynold Arnould, Kahnweiler lui a téléphoné plusieurs fois, pour dire sa joie, son éblouissement. Mais Picasso se fût aussi bien contenté que ses toiles soient jetées en vrac contre les murs. Il n'est pas curieux de ce qu'il a fait, mais de ce qu'il n'a pas encore fait. Qu'a-t-il fait ? La carrer d'Avinyo. Des millions de mots ont été alignés dans toutes les langues pour tenter de le dire ; de dire comment il est son siècle, celui de l'éclatement de la personne humaine, de son éparpillement. « L'accusation de la condition humaine, dit Malraux, mène, en art, à la destruction des formes qui l'acceptent, comme l'accusation de la condition sociale mène à la destruction du système sur lequel celui-ci se fonde. »
Et Picasso : « Autrefois, un tableau était une somme d'additions. Chez moi, c'est une somme de destructions. » Du moins le dit-il après avoir peint à Paris, en 1907, à 26 ans, la plus célèbre de ses œuvres : « Les Demoiselles d'Avignon ». La plus célèbre, parce que c'est celle qui marque la rupture avec tout ce qui, en peinture, l'a précédée et ne pourra plus jamais lui succéder, rupture sans exemple dans l'histoire de l'art. Elle appartient aujourd'hui au Musée d'Art moderne de New York. Elle est au Grand-Palais.
Rien à voir avec la ville d'Avignon : il s'agit de la « carrer d'Avinyo », petite rue de Barcelone où le jeune Pablo Ruiz — Picasso est le nom de sa mère — achetait ses couleurs et où se trouvait un bordel connu. Lorsqu'il s'arrache littéralement à lui-même cette toile que ses amis, consternés, regardent comme s'il avait perdu la raison, il ne remet pas seulement la peinture en question jusqu'au scandale, mais sa notoriété naissante qui manque d'y périr.
Il est alors un beau petit Espagnol de Malaga, râblé, qui assure n'avoir jamais rien appris à l'école sauf lire et compter, mais qui, à 12 ans, « dessinait comme Raphaël », sous la surveillance de son père et qui, à 25 ans, possède une telle virtuosité technique que plus jamais l'instrument de son art ne s'interposera entre sa toile et lui. Sa compagne du moment, Fernande Olivier, dira qu'il semblait « toujours porter en lui une grande douleur », mais aussi un élan vital dont le magnétisme est immédiat. Il est venu, de Barcelone, parce que le cœur de la peinture bat à Paris, la peinture d'après Cézanne.
Thé gelé. Il ne sait pas un mot de français. Un ami l'a présenté au fameux marchand Ambroise Vollard, chez qui il expose, à 20 ans, soixante-quinze toiles d'une maîtrise si précoce qu'elle déroute. Il prend à Toulouse-Lautrec et à Van Gogh, repart pour l'Espagne, revient, repart et revient encore, totalement misérable, d'une misère absolue. Mais il a noué des amitiés, dont deux, dans une vaste ronde de noms aujourd'hui célèbres, seront précieuses entre toutes. Celle du poète Max Jacob, employé de magasin fantaisiste, qui partage avec lui le moindre sou gagné, l'héberge un moment à Montmartre, lui procure du pétrole pour s'éclairer et peindre la nuit dans une petite pièce si froide que le thé gèle dans les tasses. Quand Max Jacob mourra, pendant l'Occupation, à Drancy, où les Allemands l'ont interné, Picasso, illustre mais suspect lui-même, sera l'un des très rares qui suivront son pauvre cercueil.
L'autre ami est une femme, l'Américaine Gertrude Stein, qui découvrira dans la boutique d'un ancien clown de
Médrano improvisé marchand de tableaux, Clovis Sagot, les toiles que celui-ci achète à Picasso pour cent francs, et qui l'accueillera immédiatement chez elle. Et puis il y aura l'ami espagnol, Sabartès, qui lui dédiera, simplement, sa vie. Dès ses débuts, Picasso acceptera d'ailleurs en souverain les hommages, les dévouements, l'aide matérielle, comme la participation naturelle des autres à quelque chose qui le dépasse.
L'une des femmes de sa vie, Dora Maar, dira de lui : « C'est un roi. » Sa femme Jacqueline le salue parfois d'un « bonjour, monseigneur ». Il sera d'abord le roi en guenilles du Bateau-Lavoir, cette baraque au plancher pourri de la rue Ravignan, d'où parfois un peintre désespéré se jette par la fenêtre. Là, il tient jalousement son indolente compagne Fernande enfermée. D'ailleurs, elle n'a pas de chaussures. Il y a tout de même beaucoup de rires, de folie et de ferveur au Bateau-Lavoir. Picasso n'a pas de besoins ou, plutôt, il n'en a qu'un dont il ne se délivrera jamais : peindre, avec une femme à lui dans la pièce voisine.
Mais quand il s'attaque aux « Demoiselles d'Avignon », il est au bord d'une véritable réussite commerciale. Les grands collectionneurs étrangers commencent à lui être fidèles. Le succès est venu avec l'époque dite « rose », peinture heureuse par rapport à celle qui l'a précédée, dite « bleue », où tout est douleur. C'est le moment où il fait le portrait de Gertrude Stein dont elle dit : « Je me demande s'il me ressemble. » « Vous lui ressemblerez un jour », répond Picasso. Elle attribue l'allégresse rose au fait que Picasso a enfin assimilé « la gaieté de la France ».
Un piano. La gaieté, peut-être. Mais s'il fait la connaissance, chez Gertrude Stein, de Matisse, avec lequel il ne s'entend pas — « Pôle Nord, pôle Sud », dira Matisse à leur sujet — s'il dîne avec Vlaminck, Derain, tous ceux qui se grouperont autour de Matisse et qu'on appellera, en terme d'injure, les Fauves, lorsqu'ils mèneront leur assaut, au Salon d'Automne de 1905, contre les Impressionnistes, il n'est pas des leurs. Sa trajectoire, il la trace seul.
Bientôt, il aura de quoi s'installer bourgeoisement, avec Fernande, boulevard de Clichy, il aura une bonne qui sert à table, et un piano. Meuble purement symbolique d'une sécurité respectable, car il ne s'intéresse en aucune façon à la musique. Seulement au cirque et à la boxe. Il a un portefeuille, de l'argent dedans, tout son argent, et il attache le portefeuille à sa poche intérieure avec une épingle double. Il n'aurait eu qu'à continuer. Au lieu de quoi, dans l'atelier du Bateau-Lavoir, il commence « Les Demoiselles d'Avignon ». Acte révolutionnaire conscient, voulu : « Il ne savait pas encore ce que son tableau deviendrait, mais il savait ce qu'il ne serait pas la continuation de ce qui avait été. »
Et les plus fervents sont épouvantés. Quand Braque, d'un an son cadet, vient voir « Les Demoiselles », il hoche la tête : « C'est comme si tu voulais nous faire boire du pétrole », dit-il.
Mais un an plus tard, en 1908, c'est lui qui, au Salon des Indépendants, livrera au public la première toile née de la vision plastique exprimée par Picasso. Un critique, outré, y verra des cubes. D'où le mot Cubisme. Un régime sévère. Pendant six ans, Picasso et Braque, d'abord seuls à se comprendre et à s'appuyer l'un l'autre, conduiront ensemble la désintégration révolutionnaire des formes et leur recomposition dans une optique nouvelle. C'est le seul moment où, parlant de peinture, Picasso dira « nous ».
D'abord, il est sombre, abattu, torturé par « son travail », errant dans les bistrots de Montmartre. Obsédé par la maladie, qui risquerait de le priver d'une parcelle de ses forces, il se met, maintenant qu'il a de quoi manger, à un régime sévère qu'il observera pratiquement toute sa vie, détestant « les nourritures qui se mettent debout dans l'estomac ». Une sombre histoire de vol de tableaux, au Louvre, à laquelle est mêlé son ami Apollinaire, le met en contact avec la police. Terrorisé. Il est le contraire d'un aventurier dès lors qu'il ne s'agit pas de peinture.
La joie revient, comme ce sera toujours, sous la forme d'un beau corps de femme qu'il substitue à celui de Fernande, et qui coïncide, comme ce sera toujours, avec une explosion créatrice (et un déménagement). Elle s'appelle Eva, « et je l'aime beaucoup et je l'écrirai sur mes tableaux », dit-il à Kahnweiler. Alors, tandis qu'il pousse l'expérience cubiste jusqu'à ses extrêmes conséquences, au milieu des guéridons brisés et des guitares qu'il peint à l'époque, on lit « Jolie Eva », ou « J'aime Eva », en caractères d'imprimerie, collés sur le tableau. Les Ballets russes. Six ans de cubisme, envers et contre tous, cela le mène, avec Braque, à 1914. Une autre désintégration fait exploser pour toujours d'autres formes. Pendant la guerre, Braque sera grièvement blessé et trépané. Apollinaire aussi. Picasso, dont tous les amis sont au front, se met à dessiner leur visage comme M. Ingres, comme s'il voulait prévenir leur explosion. Eva meurt. Et un jeune homme qui a l'air « d'être né repassé », Jean Cocteau, va précipiter Picasso dans une autre aventure « scandaleuse », celle des Ballets russes, dont il fera les décors et les costumes.
Cinquante années se sont écoulées depuis, pendant lesquelles les trompettes de la renommée n'ont jamais cessé de sonner pour Picasso en son cortège. Suivi ? « Michel-Ange n'est pas responsable des buffets Renaissance », dit-il. Abstrait? Dans de très rares œuvres, presque accidentelles. Il représente toujours un objet ou un sujet. Surréaliste ? En passant. Il n'appartient à aucune école, il est Picasso, seul, se remplissant et se vidant, absorbant son temps par les yeux et le restituant en peignant une, deux, trois toiles par jour, en se faisant aussi sculpteur, potier, graveur, sans que jamais l'angoisse d'avoir à « faire mieux » l'abandonne. « Il n'y a jamais un moment où tu peux dire : j'ai bien travaillé et demain c'est dimanche... », dit-il aujourd'hui au peintre Pignon, son plus proche ami.
Il a tant à dire, il a tout à dire, il dira tout. Depuis cinquante ans, cinq femmes sont entrées dans son œuvre avec la sensualité qu'elles ont exaltée, les obsessions qu'elles ont fait lever, l'accord passager avec l'existence qu'elles ont provoqué, la fureur de détruire un corps convoité, l'éblouissement attendri devant la maternité. Elles seront toutes sur les murs du Grand-Palais. « On ne sait rien de Corot, dit-il. Tout de même, il n'a pas couché avec les arbres ! »
A quatre épingles. Lui, on sait. Ou plutôt on voit. Olga, c'est la belle jeune fille, danseuse des Ballets russes, qu'il présentera cérémonieusement à sa famille avant de l'épouser, en 1918. Elle coïncide, en peinture, avec l'époque que l'on appelle « antique », déformation vers le colossal. Ses géantes semblent plantées sur le sol pour l'éternité, comme Picasso apaisé, qui prend de nouvelles racines méditerranéennes au soleil du Midi. Il s'abîme dans la contemplation de son fils, Paulo, dont la naissance fait jaillir une nouvelle veine créatrice. Il multiplie les « maternités ». « Il adore, ébloui », dira de lui Biaise Cendrars. Il a 40 ans.
C'est aussi sa période mondaine. Il est tiré à quatre épingles, invité partout, fêté, adulé, malgré les critiques que provoque son nouveau style. Il habite, rue La Boétie, un appartement ultra-bourgeois dans son aménagement. Atelier mis à part. Il devient « châtelain » à Boisgeloup, propriété qu'habite aujourd'hui son fils.
Une inconnue inspire « La Baigneuse couchée » de Dinard, peinte, en 1928, dans une sorte de délire érotique qui se poursuivra dans une série de toiles frénétiques et de baigneuses taillées en bois, monstrueuses « broyeuses d'hommes ».
Des courbes douces, un tracé somptueux, de nouvelles couleurs avertissent ses amis quand il peint « Le Fauteuil rouge », en 1931, puis « Le Rêve », en 1932. C'est l'intrusion d'une grande jeune fille très blonde, insouciante et fraîche, Marie-Thérèse Walter. C'est le moment où a lieu, à Paris, la première grande rétrospective consacrée à Picasso. C'est aussi le moment
où il peint ses fameux visages de femmes vus simultanément de face et de profil, qui disent l'intimité du couple, lorsque l'œil ne perçoit plus le visage de l'autre que par gros plans de la bouche, du nez, des yeux. Des carnets. Plongé dans le drame et les difficultés conjugales, Marie-Thérèse Walter attend un enfant, Olga pleure, il peut s'en séparer, mais non se remarier, car il est espagnol — il projette sur quelques toiles sa nostalgie d'un intérieur paisible. La petite Maïa naît en 1935 et fait flamber cette passion quasi animale pour les enfants.
Mais il est malheureux, seul, le lit jumeau du sien couvert de journaux, empêtré dans des querelles d'argent. La crise est si violente et l'ébranlé si fort, il est si profondément perturbé dans son identification permanente avec son travail, que pendant deux ans Picasso ne peindra plus. C'est la première fois depuis qu'il a 8 ans. Et il a passé la cinquantaine. Ce sera la dernière. C'est en écrivant, en remplissant des carnets, qu'il essaye de s'exprimer, tandis que deux expositions le célèbrent à Paris. Pour Paul Eluard, son ami, il veut graver quatre eaux-fortes illustrant « La Barre d'appui ». Il remplit trois rectangles et puis, comme paralysé, soudain stérile, appuie sur le quatrième sa paume trempée dans l'encre.
Le soir, il retarde le moment de rentrer chez lui, promène son chien et va s'asseoir, avec Sabartès, à la terrasse des Deux Magots, à Saint-Germain-des- Prés, devant une eau minérale. Parfois, les Eluard, les Breton ou les Braque sont là.
Et un jour, sur la terrasse, il y a Dora. Dora Maar. C'est une personne. Belle. Grave. Mi-slave, mi-française. Fille d'un architecte. Elle-même photographe. De très jolies mains. Des cheveux noirs, courts, qu'elle acceptera de laisser pousser pour lui plaire.
Dans le premier « Portrait de Dora Maar », saisissant de ressemblance malgré les déformations que Picasso lui fait subir avec une technique très différente de ce qui l'a précédé, entrent les barreaux qu'il mettra ensuite dans tous les portraits de la jeune femme, comme pour la tenir prisonnière. C'est le début d'une grande aventure, car elle est aussi intelligente et violente.
Guernica. La passion créatrice qui habite à nouveau Picasso va trouver son expression la plus aiguë quand il peint l'immense panneau de sept mètres trente qui est, pour le monde entier, lié à son nom : « Guernica ». Dora Maar en a photographié tous les stades. Le profil de femme à la fenêtre, tenant un fanal en main, c'est elle. Le fanal, c'est la lampe que, de son balcon, Picasso dirigeait vers la rue pour éclairer ses pas quand elle le quittait, le soir, pour rentrer chez ses parents.
Depuis, bien sûr, il a déménagé pour s'installer dans les deux étages de la rue des Grands-Augustins, devenus eux-mêmes célèbres, où défileront pendant la guerre, et après les admirateurs, les solliciteurs, les amis, le monde entier ; où Sartre, Simone de Beauvoir, Queneau, Camus se réuniront après avoir monté une représentation de sa pièce, « Le Désir attrapé par la queue ». C'est là que naîtra « Guernica », après ce que son ami Sabartès a appelé « la grande parade de la conquête » de Dora Maar, lorsque, « pour que la femme aimée intègre ses lieu et place, il la mène partout avec lui, surtout durant la courte période préparatoire à ses projets de domination ». C'est une sorte de pèlerinage à travers toutes les étapes de son art, où il introduit la femme nouvelle dans des toiles successives de ses différentes manières, jusqu'à rejoindre le présent, puis se précipiter avec elle dans l'avenir.
« Guernica » lui a été commandé par le gouvernement républicain espagnol. Celui-ci lui a demandé une décoration murale pour le pavillon espagnol à l'Exposition universelle qui doit s'ouvrir à Paris, au printemps 1937. Il est passionnément républicain. Mais il lui manque un thème. Soudain, le 26 avril, il apprend le bombardement de la population civile de Guernica par l'escadrille Condor. Le choc est foudroyant et le jette dans un travail qui durera deux mois. Il a 56 ans. On ne raconte pas plus « Guernica » que « Guernica » ne raconte, car « le premier caractère de l'art moderne est de ne pas raconter », dit Malraux. Et les visiteurs du Grand-Palais ne pourront malheureusement pas l'admirer : la toile n'est plus en état de supporter le transport.
Violences. L'ébranlement de Picasso devant le déchaînement de l'horreur dans le monde, mêlé à la difficulté d'asservir Dora Maar, va le conduire, alors, pendant quelques années, aux plus terribles violences faites à un visage humain.
L'exposition consacrée, en 1939, à « Quarante années de son art », organisée à New York (où se trouve « Guernica », mais le tableau lui appartient), en a fait l'un des rares peintres connus du public aux Etats-Unis. Il passe néanmoins la guerre à Paris, inamovible, bien qu'il lui soit interdit d'exposer. Il est illustre. Il va devenir légendaire.
Lorsque Françoise Gilot entre dans sa vie, en 1943, la « femme-fleur » s'épanouit dans ses toiles. Mais au Salon de la Libération, ouvert dès l'automne 44, les soixante-quatorze toiles et les cinq bronzes qu'il expose dans l'immense galerie qui lui est réservée — honneur insigne pour un Français et jamais accordé à un étranger — l'œuvre conçue pendant la guerre éclate en visions infernales et provoque une manifestation. Il est vrai que Picasso s'est inscrit la veille au Parti Communiste Français « comme on se tourne vers un foyer de chaleur ». « J'ai toujours été exilé, dira-t-il. Maintenant, je ne le suis plus. Je suis de nouveau parmi mes frères. »
La célèbre « colombe » n'est pas née de son engagement politique. C'est une lithographie qui a déjà été publiée et que ses amis appellent « le Pigeon ». Mais quand Aragon vient, un jour de 1949, chez Picasso lui demander une affiche pour le Congrès mondial de la Paix, tout en parlant, il fouille dans les dossiers et découvre « le Pigeon ». Dans son enfance, Pablo Ruiz en a dessiné des dizaines : il achevait méticuleusement les pattes dans les « tableaux de salle à manger » que peignait son père.
Paloma. Aragon comprend tout de suite le pouvoir symbolique de l'image qui fera le tour du monde, jusque dans les foyers où l'art n'a jamais pénétré. Pendant que le Congrès se déroule, à la salle Pleyel, Picasso téléphone à la clinique où se trouve Françoise Gilot, qui attend un deuxième enfant. Elle lui a déjà donné un fils, Claude. Une petite fille vient de naître. Comment s'appellera-t-elle ?
Tout se rejoint soudain en Picasso et s'exprime d'un mot : elle s'appellera Paloma.
Colombe.
Françoise Gilot lui a rendu « la joie de vivre », celle qu'il va communiquer dans un triptyque, peint dans le Midi, où il va s'ancrer. C'est un homme comblé qui éclate d'une joie païenne et se refait artisan, avec la céramique. Cette joie de vivre, Françoise Gilot la lui reprendra, en 1953, quand elle s'en ira, emmenant ses deux enfants. Elle a vécu dix ans avec lui. Alors, le vieil homme de 72 ans, seul dans sa maison de Vallauris, se met soudain à dessiner. Huit, dix, douze, jusqu'à dix-huit dessins par jour, avec tout ce qui lui tombe sous la main. C'est une « Suite » de scènes de comédie qui tournent au tragique, de femmes nues, « troubles et troublées », de réminiscences, d'obsessions, d'amertumes. Le vieux peintre, les baladins, les faunes, les pages, les jeunes filles, « tout le monde est là », dira Picasso. Au portrait d'une « passante » de Vallauris, Sylvette David, jeune fille blonde à la queue de cheval, succédera très vite celui d'une jeune femme brune au profil parfait, qui est aujourd'hui sur tous les murs de la maison de Mougins. Elle est tendre, calme, douce, elle l'aime, le vénère, le protège, le pacifie, l'illumine. C'est Jacqueline, et elle est devenue sa femme.
Humeur massacrante. Lorsqu'il s'installe avec elle dans une maison de Cannes, maintenant abandonnée, et que, sur le seuil de la porte, il salue sa biographe Antonina Vallentin, elle le trouve, à 75 ans, « prêt à surprendre le monde, à se surprendre lui-même », et d'une voix vibrante, il lance :
« Vous voyez, je commence... »
Aujourd'hui, à 85 ans, au faîte de lui-même, au lieu de savourer le miel de l'hommage qui monte vers lui, il a retrouvé l'humeur massacrante qui l'envahit quand on le dérange. Et cette rétrospective le dérange, elle perturbe son activité, elle le tire vers le passé. Il n'a rien à en faire, du passé. Alors il a grogné : « Venir à Paris ? Et pour quoi faire ? Je n'ai pas besoin d'aller chez le dentiste ! »
Il faut laisser Picasso tranquille. Il a « du travail ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express