Par-delà bien et mal

Portrait d'Hannah Arendt redécouverte à travers trois ouvrages publiés récemment sur elle.
Lentement, Hannah Arendt émerge dans l'édition française, qui l'a ignorée si longtemps. Il y a eu, l'année dernière, l'excellente biographie « intellectuelle » de Sylvie Courtine. Puis, cette année, un ouvrage sur elle et Heidegger. Voici maintenant sa correspondance avec Mary McCarthy et, last but not least, sa correspondance avec Karl Jaspers.
De quoi connaître mieux, donc, cette femme de grande dimension, allemande, juive, seule femme, avec Simone Veil peut-être, à avoir laissé son empreinte sur la philosophie au XXe siècle.
Hannah Arendt est l'auteur de la formule devenue fameuse sur la « banalité du mal ». C'était lors du procès Eichmann, en Israël, auquel elle assistait. Elle soutint que Eichmann n'avait rien d'un monstre. Qu'il ne lui serait jamais venu à l'esprit de faire le mal par principe. Le crime nouveau, sans précédent, dont Eichmann s'est rendu coupable aux yeux d'Arendt, c'est de ne s'être simplement jamais rendu compte de ce qu'il faisait. « C'est la pure absence de pensée qui lui a permis de devenir l'un des plus grands criminels de notre époque. Cela est « banal » et même « comique ». Ce qui est banal, ce n'est ni une bagatelle ni quelque chose qui se produit fréquemment, que quelque chose puisse pour ainsi dire sortir du ruisseau, sans courant profond, et gagner de la puissance sur presque tous les hommes, c'est précisément cela qui est effrayant dans le phénomène. » Elle fit un beau scandale.
L'œuvre d'Arendt n'est pas d'accès facile mais, si l'on a de l'intérêt pour une pensée élaborée et substantielle, on se délectera de sa correspondance avec Jaspers, qui a été son professeur. Ils s'affrontent, ils se débattent, confrontés aux drames du siècle, ils cherchent à comprendre, à élucider, s'opposent parfois violemment.
On y trouve aussi, quelquefois, des préoccupations plus triviales et quelques jugements sur leurs contemporains. Arendt n'a « guère de sympathie pour Sartre », c'est le moins qu'on puisse dire. Elle lui préfère Camus, qu'elle estime « moins doué » mais « plus important parce que plus sérieux et plus honnête ».
La correspondance avec Mary McCarthy se situe sur un autre niveau. La romancière américaine n'avait pas la tête philosophique. Alors, c'est du bavardage, pas désagréable, mais superficiel, on cancane, on se raconte ses amours, pourquoi pas... Là, c'est Simone de Beauvoir qui trinque. A un homme qui s'exaspère du « nombre infini d'absurdités » que Beauvoir profère sur l'Amérique, Arendt rétorque : « L'ennui c'est que vous ne comprenez pas qu'elle n'est pas très intelligente. Plutôt que de discuter avec elle, vous feriez mieux de flirter. »

Enfin, dans Hannah Arendt et Martin Heidegger, l'auteur, E. Ettinger, s'appuyant sur la correspondance échangée entre eux, montre une femme qui a été éperdument amoureuse de son maître à penser envers et contre son incursion dans le nazisme, qui ne l'a jamais renié, et qui lui écrit en 1960 : « Toi, mon si proche ami à qui je suis restée fidèle et infidèle sans jamais cesser de t'aimer. »
Ce n'est pas l'aspect le moins attachant d'Hannah Arendt, ni le moins troublant. Que pèse l'intelligence en face de la servitude amoureuse ? On est tenté de répondre : rien. Même quand on s'appelle Hannah Arendt.

Mardi, octobre 29, 2013
Le Figaro