Nous sommes à la fête

Se fait l'écho de deux portraits de la France vue par un magazine allemand et un magazine anglais. Énumère les erreurs énoncées dans le « Sunday Times » mais voit dans « Der Spiegel » une matière qui donne à penser. Exposition d'informations un peu mépris
Nous sommes à la fête. « Der Spiegel », en Allemagne, « The Sunday Times », en Angleterre, consacrent à la France leur couverture — pendant deux semaines consécutives pour le second — et d'abondants articles.
Par chance, ceux-ci furent écrits avant que l'on sache qu'il ne nous manquait pas un bouton de guêtre pour faire reculer la marée noire — jusqu'à ce qu'elle déferle.
Par chance, l'équipe de France de rugby n'avait pas encore été priée de télégraphier au président de la République : « Mission accomplie », après avoir bouté l'Irlandais hors de la victoire au Tournoi des Cinq Nations. Nous n'avions pas encore taillé ces verges pour nous faire fouetter. Allemands et Anglais nous en proposent d'autres.
Il y a deux façons de lire leurs journaux : d'un œil professionnel, et... de l'autre. Lu des deux yeux, le « Sunday Times » a réussi ce panorama illustré de la France, qui va du numéro de téléphone de l'Elysée à la recette de l'omelette savoyarde, en passant par le structuralisme.
Les erreurs de fait montrent surtout combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'en être exempt à propos d'un pays étranger. M. Peter Forster s'amuse de découvrir, dans l'annuaire des téléphones, un stomatolog comme s'il s'agissait du contrôleur des poids et mesures de Bellac. Et il s'interroge sur cette mystérieuse profession française. L'abréviation l'a-t-elle troublé ? Les dentistes stomatologistes portent le même titre en anglais, me semble- t-il. Détail. Il s'est emmêlé les pinceaux dans le mécanisme de la taxe à la valeur ajoutée. Les académiciens Goncourt seront flattés d'être pris, par le « Sunday Times », pour des « immortels » et Philippe Sollers le sera moins, sans doute, d'être appelé Sellers. Broutilles. Sur le fond, la peinture de la France est assez, juste, presque constamment drôle, même quand il n'y a pas, hélas ! de quoi rire.
Si le téléphone rouge devait être utilisé, écrit Forster, entre Paris et Moscou, Paris ne réussirait pas à obtenir le bon numéro, mais Moscou n'obtiendrait pas la communication.
Il note que les Français, si assurés de représenter le sel intellectuel de la Terre, ne lisent pas. Dix fois moins de bibliothèques municipales à Paris qu'à Londres. Il constate que la Grande-Bretagne dépense onze fois plus que la France pour la recherche médicale, et médite sur certain poulet Marengo savouré dans un petit restaurant... Mais l'eût-il mangé, Napoléon n'eût peut-être pas gagné la bataille du même nom après déjeuner...
Il y a, bien sûr, dans le « Sunday Times », l'inévitable concierge de 90 ans et l'inévitable portrait de Françoise Sagan. C'est notre folklore.
L'industrie française se limite, bien sûr, à la fabrication des foulards Hermès. C'est l'équivalent des articles français où Big Ben, le gazon d'Oxford et Carnaby Street composent l'essentiel de la Grande-Bretagne. Rien à dire.
L'article du « Spiegel », en revanche, donne à penser. Professionnellement, c'est un texte remarquablement bien écrit, bien construit, abondant en informations, dont l'une seulement est fausse et une autre, suspecte.
Ecrire que 15 millions de Français redoutent le chômage, est-ce sérieux ? Au dernier recensement, il y avait 13 797 000 salariés en France. En tout. Quant aux cinq cents Rolls qui rouleraient à Paris contre soixante seulement en Allemagne, voilà une preuve de nos indignités comparées, qui serait plus convaincante si les lecteurs du « Spiegel » savaient du même coup combien de Mercedes roulent en Allemagne.
Cela est, en vérité, peu de chose à côté des chiffres malheureusement exacts apprenant aux Allemands que 230 000 petites entreprises construisent en France 370 000 logements
par an, tandis que 26 000 grandes entreprises en construisent 600 000 en Allemagne. Ou encore que 8 millions de Français sont toujours obligés d'aller tirer l'eau du puits.
Mais le pire, dans un article de ce genre, ce n'est pas ce qu'il contient. Si les Allemands aimaient la France, nous le saurions. Le pire, c'est la réaction que ce contenu suscite, en vertu du proverbe selon lequel nous voulons bien dire du mal des nôtres, mais n'aimons pas qu'on nous en dise.
Quand on lit : « Dix-sept millions de Français sont abrutis par la morne trilogie des bistrots, de l'église, du monument aux morts, qui délimite leur existence », quand on lit cela en allemand, on devient nerveux. Le pire vous monte aux lèvres et vous vient sous la plume. Faut-il y céder ? Non. Il ne faut pas.
Il ne faut pas demander raison au « Spiegel » de ces « monuments aux morts » inopportunément dressés entre nous par un rédacteur qui ne peut cependant pas ignorer le mot « tact » : c'est le même en allemand. Mais nous ne voulons pas que ce soient les mêmes Allemands. Et, d'ailleurs, ce ne sont pas les mêmes. Seulement, parfois, ils l'oublient, voilà. Bon. Il n'est sûrement pas facile d'être allemand depuis vingt ans. Mais cela doit être encore plus difficile que nous ne le pensions.
Serait-ce plus facile d'être français? Nous pourrions le croire si nous ne publiions — et sous des signatures illustres — des propos, plus pénibles encore que ceux du « Spiegel », sur les Etats-Unis.
Les Allemands compensent, par la lourdeur de leur morgue, le poids de leurs fantômes. Nous, que compensons-nous par le venin de nos serpents académiques ? Quelle subtile tristesse de n'être plus, de toute évidence, les meilleurs, les premiers, les puissants de la Terre, et surtout d'avoir à l'apprendre ?
« Les nations, comme les hommes, meurent d'imperceptibles impolitesses, disait Jean Giraudoux. C'est à leur façon d'éternuer ou d'éculer leurs talons que se reconnaissent les peuples condamnés. »
Il n'est jamais trop tard pour apprendre à éternuer.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express