On ne s'ennuie pas le dimanche

Quiproquos en écoutant les infos audiovisuelles
La radio gazouillait. Les meneurs de jeu d'Europe N° 1 s'efforçaient de faire dire aux habitants de Blois, réunis pour les accueillir, comment on appelle la partie de l'entablement comprise entre l'architrave et la corniche, tout en faisant passer sur l'antenne, de Paris, le disque de la chanson demandée par Mlle Danièle.
« Et comment s'appelle-t-elle, cette chanson, monsieur... monsieur comment ? M. Dupont. M. Dupont va deviner. Allons, monsieur Dupont !... Le titre... C'est ça, vous y êtes. Un grand bravo pour M. Dupont, qui recevra le disque surprise ! Maintenant, nous retournons à Blois. Alors, la partie de l'entablement comprise entre l'architrave et la corniche s'appelle... Comment ? Un linteau ? Ah ! non, madame... Et vous, monsieur, qui avez levé le doigt ? Je rappelle qu'il y a 180 000 francs à gagner. Vous dites, monsieur ? Une plinthe ? Non, monsieur, je suis désolé. Et la jeune fille, là-bas... ? »
Stupéfiante virtuosité de ces acrobates du verbe, se tenant d'une main à la cordialité, de l'autre à la fermeté, et sachant ne jamais se briser sur un silence. Etonnante époque. Etrange civilisation, où, à connaître des choses aussi diverses que la voix de Jacques Brel, la place du muscle supinateur, le cri du tigre et le nom de la partie de l'entablement qui, etc., on peut se faire de jolis revenus, à condition de courir en même temps, un Larousse à la main, à la station-service Shell du voisinage où un fabricant d'articles de pêche... Ou bien était-ce dans un magasin d'articles de pêche qu'un représentant de Larousse... ? Peu importe. C'est une frise. Entre l'architrave et la corniche, l'entablement se nomme frise.
Le curieux est que ça n'a aucune importance, mais que, à suivre ces jeux télévisés et radiophoniques, on s'y laisse prendre ; et que des agrégés deviennent nerveux comme des écoliers collés à l'examen d'entrée en sixième lorsqu'ils ignorent si c'est le tigre qui feule et le chameau qui blatère ou inversement.
Donc, dimanche dernier, la radio gazouillait lorsque, soudain, la nouvelle éclata. « Munich et Capitant en tête... Munich va gagner... Munich gagne, suivi de Capitant ! Munich rapporte... »
Saisissant au vol ces deux noms, je crus soudain reconnaître un terrain familier. Mais Munich pouvait donc rapporter quelque chose ? Et Capitant, gagner ? Incroyable. Pourtant on répétait Munich par-ci, Capitant par-là... Je compris enfin qu'il s'agissait de deux des trois chevaux qui venaient d'emporter le tiercé.
De quoi couper le souffle à ceux que leur incompétence préserve de fréquenter les champs de courses. Que l'on appelle un cheval Munich, effarant ! Peut-être appartenait-il à M. Daladier ? Ou bien les propriétaires n'avaient-ils jamais entendu parler de certaine capitulation ? Et l'on voudrait qu'à Blois chacun sache comment s'appelle la partie de l'entablement, etc... ? Etonnante époque.
Mais les parieurs, eux, pouvaient-ils avoir eu envie de placer leur mise sur un Munich ? A dire vrai, ils avaient été peu nombreux, et je croyais les comprendre. Devant Capitant, ils avaient également reculé. Mais pas le propriétaire qui avait ainsi baptisé son animal. Qui donc, à l'exception de M. Louis Vallon de l'Amendement, qui n'entretient certes pas d'écurie, attendait que Capitant lui donnât la victoire ?
Les choses étant ce qu'elles sont, Munich et Capitant, ces deux noms bizarrement accouplés — car l'honorable M. Capitant ne mérite pas une telle compagnie, si lointain soit son propre triomphe — Munich et Capitant, suivis d'un certain Faver, rapportèrent 9 850 Francs pour 3 Francs.
On ne s'ennuie pas, en France, le dimanche, me dis-je en écoutant d'une oreille distraite les résultats de Paris-Roubaix, sans discerner lequel des vainqueurs avait utilisé une lotion contre les pellicules. On ne s'ennuie pas. Un vieux million au tiercé pour trois chiffres et trois Francs bien placés. 180 000 Francs à Blois pour un mot bien trouvé, c'est-à-dire... Voyons, j'ajoute deux zéros... C'est-à- dire un million huit cents... Non. Dix-huit millions. Dix-huit millions ? Impossible. Les francs en question devaient être anciens.
Ce qui est agréable avec la radio, comme avec la télévision, c'est qu'à la moindre inattention, on confond tout. On confond aussi quand on fait attention, d'ailleurs. Mais là, c'est plus grave parce que, sûr de soi, on affirme. Puisque je l'ai entendu, entendu de mes oreilles !
« Comment ! Tu es sûre que le Racing a battu Toulon ?
— Sûre. »
C'est le contraire et on a l'air de quoi, ensuite ? De ne pas avoir compris qu'en vérité, le Racing est, certes, sorti grandi, mais de la défaite.
C'est avec des détails de ce genre que l'on se déshonore quand on veut se mêler de ce que l'on ne connaît pas, sous prétexte qu'aujourd'hui, grâce aux moyens audiovisuels, comme on dit, la culture est à tous, la culture est à nous, et « La Vie de Rancé » à Guizot, si l'on en croit ce que disait, lundi soir à la télévision, Pierre Bellemare... Il l'a rectifié ? Pardon. C'est le moment où le téléphone a sonné, j'en étais restée à Guizot.
Quand je suis revenue, un jeune homme jouait deux millions sur une affaire de tarse. Je choisis de reprendre Europe N° 1. Il était un peu tôt pour les informations... Un journal se glissa perfidement sous mes yeux. Que lus-je ! Qu'un cheval nommé Munnik et un autre Capitan, sans t, avaient... Français, vous m'avez compris. C'est dur, la culture !
Mais quoi ! j'avais appris quelque chose. L'audio a du bon. Le visuel aussi. Un jour, c'est sûr, ils finiront même par inventer l'écriture.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express