Mystère et plume au vent

Sur la disparition d'individus et sur diverses informations parues dans la presse
Si quelqu'un qui vous tient à cœur vous annonce ce soir : « Je vais acheter des cigarettes », je ne saurais trop vous conseiller de l'accompagner...
C'est généralement ainsi que ça commence. Et ça pourrait se terminer au « Service des recherches dans l'intérêt des familles », où, moyennant une feuille de papier timbré à 20 francs et 6 francs pour la réponse, M. Lage, chef de service, vous entendra sans trace d'émoi déclarer en sanglotant :
— Il (ou elle) n'est pas rentré...

Ce n'est pas que M. Lage ait le cœur particulièrement dur. Mais il commence à être blasé.

3.384 Parisiens ont disparu dépuis le début de l'année, 16 dans la seule journée du mercredi 3 mars par exemple.
Pourquoi ces hommes, ces femmes, ces jeunes gens ont-ils plongé 3.384 personnes au moins dans l'angoisse, voire même dans l'affolement ?
Ont-ils fui quelqu'un ? Quelque chose ? Se sont-ils fuis. eux- mêmes ?
Parfois, on retrouve un corps au fond de la Seine, comme celui d'André Marquiset, cet employé de l'agence Cook, neveu d'un juge d'instruction, qui disparut le soir même de ses fiançailles... Ses papiers et son portefeuille... n'ont pas été volés.
Parfois la police cherche en vain à comprendre pourquoi un jeune étudiant des Ponts et Chaussées, Pierre Charpentier, fils de l'avocat, a pris le métro dans la direction de la gare d'Austerlitz au lieu de le prendre vers Auteuil où il rentrait chaque jour déjeuner.
Parfois, on arrête le fugitif, comme ce lycéen de 17 ans, Jean Lacaut, qui cherchait à s'embarquer à Marseille pour rejoindre l'armée des partisans grecs.
Parfois, on en retrouve deux, là où l'on n'en cherchait pas, comme ce mystérieux Siether, comptable paisible assassiné ou agent secret indélicat.

Presque toujours, une mère, un père, une femme ou une fiancée éplorée affirme :
— Il (ou elle) n'avait aucune raison de s'enfuir ou de vouloir mourir. Raisonnable... Rangé... Sérieux... Equilibré... Heureux
Et c'est peutêtre ce qu'il y a de plus frappant dans ces disparitions qui se multiplient et dont les héros ont trop souvent entre 15 et 25 ans. On les trouvait raisonnables, équilibrés, heureux, et ils portaient déjà en eux le drame qui s'est brusquement dénoué. .
Des parents, des époux sincères croyaient les connaître parce qu'ils peuvent aujourd'hui affirmer : « Elle avait une cicatrice à l'omoplate gauche », ou « Il ne s'intéressait pas aux femmes ».
On sait tout des disparus, sauf l'essentiel.

On sait que M. Jan Masaryk est mort, mais on ne sait pas ce qui l'a tué
On sait que M. Lates, jeune savant brésilien de 23 ans, a découvert le « meson artificiel, qui est tout à fait capable de faire éclater la terre comme une grenade trop mûre », mais on ne sait pas quand elle éclatera.
On sait que l'on doit payer ses impôts avant le 31 mars, mais on ne sait pas comment on les payera.
On sait que Miss France a démissionné, mais on ne sait pas pourquoi elle avait été élue.
On sait que le Parlement s'est mis en vacances à partir du 19 mars, mais on ne sait pas pourquoi il reviendra le 8 avril
On sait que Mme JoliotCurie a été arrêtée par les autorités américaines à son arrivée aux Etats-Unis, mais on ne sait pas pourquoi les mêmes autorités lui avaient auparavant accordé un visa, se plaçant elles-mêmes dans une situation à faire rougir un P.R.L.
On sait que M. Samson Bonnard, conseiller municipal du Bourget, a mis une rose pourpre entre les jeunes seins de sa maîtresse, Eliane, avant de se suicider avec elle comme le firent les célèbres ''amants de Mayerling, mais on ne sait pas comment il l'aurait traitée après deux ans de mariage.
On sait que le roi et la reine d'Angleterre se sont lavés à l'eau froide à cause de la grève des domestiques de Buckingham, mais on ne sait pas qui cette information, largement diffusée dans le monde entier, peut bien intéresser.
On sait que les Seize sont réunis en conférence à Paris, mais on ne sait pas qui, la première, criera « Vingt-deux », de la Finlande ou de l'Italie.
On sait que le boxeur français, Marcel Cerdan, a battu l'Américain Roach, par K.O. technique au 8e round, mais on ne sait pas pourquoi c'est Mlle Edith Piaf que l'on interroge et que l'on photographie à cette occasion.
On sait donner sa vie pour son pays mais on ne sait pas lui donner une heure, un dimanche, pour aller voter.
On sait hurler avec le loup.
On sait aussi hurler avec l'ours.
Mais s'ils se rencontrent en un combat douteux, on ne saura plus que bêler avec les agneaux qu'ils égorgeront... sans savoir pourquoi.

Mardi, octobre 29, 2013
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