Moscou à fleur de peau – Malgré la neige, les Moscovites nagent en plein air dans une piscine d'eau chaude

Vie et moeurs des moscovites
Ce que j'ai vu en U.R.S.S. ? Rien et tout. Rien parce qu'on ne découvre pas un pays fût-il cent fois moins vaste, en dix jours. Tout, parce qu'il en va des pays comme des êtres humains et que l'on peut aussi dire à leur sujet : « Méfiez-vous de la première impression. C'est la bonne. »
Ensuite, on peut apprendre à les connaître, et il y faut des années. Mais ce quelque chose qui assaille, qui saisit, qui envahît, et que des informations supplémentaires peuvent ensuite corriger mais jamais effacer, c'est une forme aiguë de la connaissance. Du moins, j'y crois.
« Voici ce que j'ai vu et entendu »
C'est ce choc que donne Moscou à qui la rencontre, pour la première fois, arrivant en 1960 de Paris, la tête pleine de lectures, de conversations, de préjugés favorables ou défavorables, que je voudrais tenter de communiquer à ceux qui liront ce reportage en leur disant : « Voici ce que, moi, j'ai ressenti. » Voici ce que, moi, j'ai vu, j'ai entendu, compris ou cru comprendre de ce monde gigantesque et si totalement étranger à celui où nous vivons. Je me trompe peut-être, mais j'écris librement et sincèrement. »

Tous les aéroports se ressemblent. Mais on atterrit rarement sur un champ de neige et de glace. Le soir où le « Tupolev », frère puissant et pataud de la « Caravelle » se pose à côté de Moscou, le thermomètre indique —15°. La veille, on en était à —25°.
Pourtant, le froid ne saisit pas. On le ressent plutôt comme un élément solide, compact, une sorte de bloc blanc dans lequel on s'encadre aisément, puis qu'un écrou invisible serre, serre encore. D'abord, il semble tonique. Et puis...
Le froid, à Moscou, ce n'est pas « le temps qu'il fait ». Les considérations météorologiques sont d'ailleurs absentes des conversations. C'est une personne, un compagnon inéluctable, qui absorbe 10 % du budget national (autant que l'Instruction publique en France) et beaucoup plus encore de l'énergie de chaque citoyen pour lui résister et le combattre. Sinon, il paralyserait la vie comme il engourdit lentement les pieds, les mains, le nez, le cerveau, lorsqu'on s'attarde en lui. Alors on se sent ours, tenté de se rouler en boule dans la première tanière venue et de s'endormir pour l'hiver, ou au moins pour l'après-midi.
Tenté aussi d'absorber vite une vodka, deux vodkas, trois vodkas pour qu'un fleuve tiède vienne enfin vous réanimer, puis vous rendre gai, puis pétillant, puis sentimental, et enfin russe, prêt à donner son cœur, à partager son manteau et son pain et sa chambre, en ne s'adressant plus à ceux que l'on ne connaissait guère trois heures plus tôt qu'en employant la déclinaison « tendre » : Douchinka, Michinka, Ninotchka...

Pour sentir Moscou, il fout voir la neige des plaines

Oui, pour sentir Moscou, il faut d'abord, je crois, donner son sens au mot froid, et pour comprendre quelque chose à ce qu'il y a de permanent en Russie, il faut peut-être avoir vu la neige des plaines, celle que nous ne connaissons pas en France, celle qui prolonge indéfiniment la terre plate en d'immenses étendues dont la lisière se confond, à l'horizon, avec le gris bas du ciel, comme la mer se confond à l'horizon, avec le bleu du ciel.
Alors on saisit mieux l'étonnant mélange de patience, de résignation, de candeur et de ruse, d'indolence et aussi de persévérance et de force que possèdent les hommes nés ici. Et on imagine bien comment des hommes venus d'ailleurs, aussi bien équipés, organisés, décidés, encadrés soient-ils, finissent par se désagréger corps et âme et par se coucher pour mourir, ou refluer vaincus.
L'étranger s'engloutit, en Russie. Et de toutes les façons, car il ne peut se raccrocher à rien qui lui soit familier. L'U.R.S.S., c'est ailleurs.

Ce n'est pas ce que vous pensez

Comment imaginez-vous Moscou ? Ce n'est pas comme ça. Du moins, ni les choses, ni les gens, ni la rue, ni l'esprit ne sont conformes à l'image que personnellement j'en avais formée à travers les récits des vovageurs.
Et aujourd'hui, il me semble aberrant de vouloir, sur quelque point que ce soit, comparer l'U.R.S.S. à la France, le mode de vie et de pensée des Soviétiques à celui des Français. Si, parfois, des comparaisons s'imposent, c'est avec les Etats-Unis.
Non seulement parce qu'il s'agit de pays à l'échelle de continents, mais aussi parce qu'ici et là on vit et on pense selon des systèmes rudes mais complets, où presque rien ne subsiste qui coïncide avec la sensibilité, les
possibilités et les impossibilités, les goûts et les dégoûts, les vœux et les refus des Français contemporains.
Pour décrire une maison, il faut d'abord raconter la façade.
La façade de Moscou, voici comment je l'ai vue : une ville animée, accueillante et grouillante, grande cité moderne avec ses gratte-ciel et ses larges artères, et ses fiers bâtiments universitaires, et ses passages souterrains, et sa piscine ronde d'eau chaude à ciel ouvert, gigantesque casserole fumante où l'on voit, spectacle - extravagant, des nageurs évoluer paisiblement tandis que, pour se pencher à la balustrade, le passant enfonce de cinquante centimètres dans la neige.

Téléphone gratuit, mais... pas d'annuaire

Mais aussi ville romantique où les statues de pierre qui jalonnent les places portent des noms de poètes — Pouchkine,
Maïakovsky — et sont presque toujours fleuries, dans un pays où les fleurs sont pratiquement inexistantes. L'été, il paraît que, tous les soirs, des étudiants viennent déclamer des vers devant ces statues.
Et il y a toujours du monde pour les écouter.
Mais aussi ancienne, très ancienne cité aux maisonnettes de bois si souvent ravagées par le feu, rapetassées, raccommodées, portant leurs antennes de télévision comme une vieille femme ridée un chapeau trop clair.
Mais aussi froide cité ouvrière, avec ses nouveaux immeubles fonctionnels, impersonnels, fourmilières alignées autour desquelles il faut tourner une demi-heure pour trouver l'entrée du bloc 2 où se trouve l'appartement 160.
Et malheur à qui aura mal enregistré une adresse. Personne ne pourra vous dire où habite celui que vous cherchez. Il vous reste la ressource de lui téléphoner. Si vous connaissez son numéro, car l'annuaire est une institution inconnue. Et s'il a le téléphone, il l'a. Le téléphone est gratuit et la dépense se limite à une faible redevance d'abonnement.
Des immeubles fonctionnels, on en construit jour et nuit, où s'emboîtent de nouveaux cinémas flamboyant de néon.

En russe, rouge signifie aussi joli

Mais aussi cité provinciale, avec ses petites maisons basses, bariolées et tarabiscotées, son silence nocturne troublé seulement par l'incessant passage des camions de marchandises, sa vie sociale encore concentrée autour de quelques rues marchandes et d'une place baroque où se dressent, tout proches, une église et le monument aux morts.
C'est la place Rouge. Rouge, pourquoi ? Le rouge de la révolution n'y est pour rien. Il se trouve qu'en russe le même mot signifie rouge et joli. Demandez au chauffeur de taxi, que vous trouverez sans peine, de vous mener à la Jolie Place. Si vous lui parlez dans sa langue, il vous conduira place Rouge. Si vous lui parlez dans une autre langue, de toute façon il ne comprendra pas.

Plaque tournante

L'église, qui ressemble à un aimable paquet de berlingots, c'est Saint-Basile. Le monument aux morts, c'est ce cube rigide de marbre noir où reposent, embaumés, Lénine et Staline. C'est de chaque côté du mausolée, le long d'une muraille rose à créneaux qui cerne une sorte de village, le Kremlin, les tombes et les plaques qui commémorent les premiers révolutionnaires.
Et tout cela appartient également au visage de Moscou, plaque tournante d'un nouveau monde géant qui délègue ici ses intellectuels et ses missions militaires, ses marchands et ses étudiants, ses danseurs et ses diplomates.
Il y a des jaunes et des noirs, et des beiges, et des blancs, qui parlent toutes les langues, sauf celles qu'il nous paraît ici suffisant de connaître pour se faire entendre partout, qui se serrent dans les ascenseurs des hôtels de trente étages toujours à court de chambres pour les héberger.
Et pour vous, est-ce que ce sera une chambre de « luxe » (avec salon et piano), de « demi-luxe » (avec salon, télévision et pickup), ou « ordinaire », avec salle de bains seulement ?

Une pin-up : la liftière

La réception de l'hôtel « Ukraine », véritable hall de gare en marbre, m'assigne du « demi-luxe ». C'est immense, parfaitement laid à la façon de certains vieux hôtels de province, et tout à fait confortable. Il y fait chaud, presque trop chaud. Mais où ne fait-il pas chaud, hors dans la rue, à Moscou ? Si chaud qu'il est tenu pour grossier de ne pas déposer, sitôt entré, son manteau au vestiaire, chez les particuliers comme dans les musées, au restaurant comme au théâtre.
Ma valise, qui est lourde, j'ai eu quelque peine à la monter moi-même, à la faire glisser à l'intérieur, puis à l'extérieur de l'ascenseur, sous le regard impavide de la liftière.
Elle est charmante, la liftière. Elle ressemble à l'héroïne des dessins animés, Betty Boop, avec ses grands yeux bleus frangés de cils raidis par le rimmel, son teint bien poudré, sa coiffure gonflante et lisse, ses ongles laqués. Chandail noir sur une jupe de tweed, bas fins, escarpins... Je n'y comprends rien. Ai-je mal vu ? Non, puisque le lendemain je la reverrai identique. Mais, entre temps, d'autres liftières m'auront fourni un échantillonnage de types féminins, depuis la forte créature à nattes, boudinée dans son caraco vert, qui vous mène son monde tambour battant, à coups de coude dans l'estomac, jusqu'à la blonde décolorée au visage doux et si las, si las, tassée, épaules creuses, sur son siège, en passant par la petite étudiante à lunettes qui actionne l'ascenseur sans jamais lever le nez de dessus son livre.
Après quelques jours d'exploration dans les rues, dans le métro, dans les restaurants, dans les magasins et dans toutes sortes de milieux, je décèlerai mieux la diversité d'allure qui existe entre les femmes, selon qu'elles sont très jeunes, encore jeunes ou plus du tout jeunes.

Escarpins jusqu'à la pneumonie

C'est que les premières, seules, ne portent trace ni de la guerre, ni des années de disette, voire de famine, ni des années d'angoisse, voire de terreur, qui ont tissé le destin de leur pays pendant quarante ans. Elles ont été, elles sont bien notariés, donc plus fines, insouciantes, hardies, soucieuses de leur apparence, prêtes à toutes les pneumonies pour n'abandonner talons hauts et bas transparents qu'à la dernière extrémité, attentives à la mode occidentale qu'elles observent dans les films étrangers et qu'elles imitent dans la mesure où les magasins leur en fournissent les moyens. On s'y efforce.
Dans les restaurants — chers — de Moscou où l'on danse, pudiquement, au son de disques de jazz, on peut voir un extraordinaire mélange de filles robustes et trop frisées, accompagnées d'hommes qui arrivent l'un en casquette, l'autre col de chemise ouvert, et des couples bien mis qui pourraient appartenir à la petite bourgeoisie de n'importe quelle grande ville occidentale.
Tout ce monde, qui semble gai, détendu et qui accepte avec bonne humeur d'attendre trois quarts d'heure le moindre hors-d'œuvre, se côtoie et se croise avec naturel. Personne ne gêne, personne n'est gêné par personne.
A minuit on ferme. Il n'y a pas de vie nocturne publique à Moscou. Dans les rues blanches, à la chaussée tapissée de verglas, mais non de neige, car de puissantes machines veillent à la déblayer sitôt tombée, les derniers passants hèlent les derniers taxis.
Cinémas, théâtres, salles de concert, Opéra, toujours bondés, ont portes closes depuis longtemps. L'heure des spectacles a été encore avancée depuis que la journée de travail, fixée à sept heures et que n'interrompt pas ce que nous appelons le déjeuner, se termine, selon les professions, entre quatre et cinq heures.

Les vendeuses ne sont pas stakhanovistes

C'est à ce moment-là que la ville bouillonne, que les queues se forment aux arrêts d'autobus où chacun monte, arrache son ticket, dépose sa monnaie sans qu'intervienne aucun receveur et, apparemment, sans qu'il y ait « resquille ». C'est à ce moment-là que les magasins, qu'ils soient d'alimentation générale, de disques, de vêtements, de livres ou d'appareils de photo, sont envahis par des foules patientes où, spectacle surprenant pour des Français, les hommes, presque tous en bonnet de fourrure, dominent en nombre.
Le rythme des ventes est indolent, les vendeurs et les vendeuses sont aimables et coopératifs, mais quoi ! ils ne sont pas à votre service (et cette façon de traiter le client en égal évoque curieusement l'attitude des vendeurs américains), ils ne tiennent pas à surpasser le magasin voisin, la marchandise est moins abondante que l'amateur, et la notion du chiffre d'affaires est ignorée. Le magasin est un service public, comme le métro chez nous.

L'Etat vend tout

Le commerçant, l'industriel n'existent pas. Ce qui se fabrique, c'est l'Etat qui le vend. Ce qui se vend, c'est l'Etat qui le fabrique. Il peut paraître puéril de le rappeler, puisque c'est la base même du système économique en vigueur. Mais les incidences psychologiques de cet aspect du système sont, quand on les observe concrètement, impressionnantes.
Il n'y a pas dix marques de lessive, il n'y en a qu'une. Donc pas de publicité et pas de compétition.
Il n'y a pas quarante espèces de tables de salle à manger, vingt-huit genres de postes de télévision, douze sortes de matelas. Et c'est, entre autres voies, par celle-là que se produit le nivellement des Soviétiques. Tout le monde dispose sensiblement, non du même salaire, il existe au contraire des différences très considérables entre l'ouvrier et le virtuose renommé par exemple, le premier gagnant vingt fois moins que l'autre — mais des mêmes objets, des mêmes tissus, des mêmes meubles et bientôt des mêmes logements.

« Pas une femme élégante, mais pas un homme qui ait peur du chômage »

S'amélioreront-ils avec le temps ? Oui, sans doute, si le gouvernement le décide, s'il continue à vouloir et à pouvoir distraire une partie de la main-d'œuvre, des usines, des matières premières du pays à la fabrication d'objets de « consommation » , sans compromettre pour autant l'équipement industriel, l'armement, les fusées, les spoutniks.
Aussi, celui qui rentre de Moscou peut dire :
« C'est sinistre. Je n'ai pas vu une femme vraiment élégante, je n'ai pas vu un appartement agréablement
meublé. Je n'ai pas vu un magasin où j'ai eu envie d'acheter le moindre objet. » Mais il peut dire aussi : « Je n'ai pas vu un Soviétique qui ait peur du chômage. »
La sécurité de l'emploi et, maintenant, la retraite à 55 ans pour les femmes, à 60 ans pour les hommes, ils l'ont tous. Je n'ai pas vu un Soviétique qui ne se dise : « Demain sera meilleur et, en tout cas, mes enfants vivront mieux que moi et seront plus instruits que moi. »

Chacun dans son « milieu »

Est-ce un idéal en soi ? Et lorsque la société soviétique aura rattrapé le niveau de vie américain, aura-t-elle aussi créé un nouveau type d'homme, de nouvelles relations humaines, comme le christianisme l'a voulu il y a vingt siècles ?
Je suis entrée dans la maison de beaucoup de Soviétiques appartenant à des milieux très divers : ouvriers, fonctionnaires petits et grands, artistes, militaires, étudiants, scientifiques, intellectuels, cinéastes, employés de toutes sortes et à toutes les tâches. Et autant que j'ai pu en juger, il y a peu d'interpénétration entre ces milieux, Une fois dépassé l'âge de l'école, on se voit entre soi. Je ne suis pas entrée dans leur tête. Tout de même, j'essaierai de dire maintenant ce que j'ai vu dans leur maison et ce que j'ai cru voir dans leur tête.

Mardi, octobre 29, 2013
France-Soir