Mauriac chez soi

Commentaire d'une émission de télévision où François Mauriac fut l'invité principal. Défend l'image de Mauriac.
Jacques Prévert a été scandalisé par la mansuétude des interlocuteurs de François Mauriac, lundi dernier, à la télévision.
Comme il a de l'esprit et bien d'autres choses encore, la façon dont il s'indigne contre ce qu'il appelle « le vieux numéro de Mauriac » est superbe. Il fait partie des « Moi, je lui aurais dit... » dont la tribu s'est brusquement enflée cette semaine.
« Tu ne lui aurais rien dit du tout. Tu ne le connais pas !
— Si, dit Prévert. Je l'ai vu une fois. Il était avec Aragon. J'ai crié : « Jolie fréquentation ! »
— A qui ?
— A Aragon ! Tu te f... de moi ? »
Comme nous sommes loin du public, du public de la télévision, pendant que nous discutons...
Pour ce public-là, immense, « le vieux numéro » de Mauriac n'existe pas. Tout ce qu'il a dit, lundi dernier, il l'avait déjà écrit, c'est vrai, ici ou là. La jolie phrase sur le sexe, « ce renard caché sous la robe de l'enfant Spartiate », la boutade sur les inconvénients de l'éducation d'autrefois, « qui a tout de même l'avantage de faire des carrières fructueuses de romanciers catholiques », où sont-elles déjà ? Sauf erreur, dans « Ce que je crois ». Et peut-être ailleurs aussi.
Mais qui a lu « Ce que je crois » ? Et qui a lu Mauriac, lu, ce qui s'appelle lu ? La célébrité, c'est cela. Une lumière qui rayonne à partir d'un noyau de quelques milliers de personnes, qui atteint, diffuse, un pays tout entier, mais qui finit par être séparée de son objet.
Toute l'œuvre écrite de Mauriac, soixante années de littérature, n'est rien pour le public, qui dans sa majorité l'ignore, à côté de sa personne. C'est cette personne que les téléspectateurs se réjouissaient de recevoir chez eux. Ils ne l'ont pas vue à son meilleur, mais enfin, ils l'ont vue et ne l'oublieront pas.
L'a-t-on remarqué ? Pendant ce long moment où les invités de l'émission « En direct avec... » écoutent, cloués sur l'écran, le résumé de leur vie, ils ressemblent tous à un dessin de Picasso.
Leurs traits, soudain, sont à plat. Ce sont vraiment des traits, des lignes, immobiles, tels que jamais on ne les discerne autrement. Seul le regard s'agite comme un oiseau en cage. Rude épreuve pour un visage.
François Mauriac l'a subie avec cette souveraine indifférence à l'œil d'autrui qui est le privilège de l'âge. A 82 ans passés, on ne se soucie plus guère de façonner sa physionomie. Les jeux sont faits.
Mauriac avait déjà cette liberté d'allure il y a quinze ans. Ce qu'il est, il le sait. Très peu d'hommes le savent comme lui. Ni vain ni humble, ne surestimant ni ne sousestimant son rôle, sa place, son audience, son prestige, réduisant au minimum sa part de comédie, il a atteint le naturel parfait.
Plaire ? C'est déjà fait. Déplaire ? C'est fait aussi. Réussir selon les critères de la société dont il est l'un des fleurons ? C'est acquis depuis longtemps. Elle est fermée, la chasse aux honneurs qu'il a menée « parce que j'étais un petit-bourgeois de Bordeaux qui arrivait à Paris pour faire de la littérature sous les regards amusés, et un peu dédaigneux, quoique affectueux, de sa famille. Et il s'agissait avant tout de les convaincre. »
Aujourd'hui, l'honneur suprême, c'est qu'on le prie à la télévision, qu'on ait encore envie de l'écouter quand il parle, de cette voix blessée qui donne à tout échange avec lui la saveur de la confidence.
On le lui propose ? Il l'accepte. Il n'a plus rien à gagner, et on peut toujours perdre ? Bien sûr. Sinon, où serait le plaisir ? Ce plaisir qui devient si rare dans la vie d'un vieillard, et dont l'attente l'a fait trembler d'émoi. Enfin, il allait peut-être s'amuser, prendre des coups, les rendre, retrouver l'odeur de la poudre et le diable dans le bénitier, se réchauffer au gant de crin de l'insolence dont on allait le frotter... Enfin il allait retrouver la
contradiction qu'on ne lui porte plus, les adversaires qu'il n'a plus, et en triompher par l'un de ces mots féroces avec lesquels il en a mis plus d'un au tapis.
A le voir ronronner comme un chat en fermant les paupières, les spectateurs ont pu croire que, dans cet exercice, il est devenu moins prompt qu'autrefois. Ce n'est pas le cas. S'il n'a donné de ce talent particulier que de menus échantillons, c'est peut-être pour les raisons qu'expose Morvan Lebesque (voir Télévision). Parce que la technique même des « En direct » n'est pas au point, parce que ses interlocuteurs ne lui voulaient, au fond d'eux-mêmes, aucun mal ; parce qu'il n'est pas aisé d'agresser un vieil homme dans un pays où le respect entoure automatiquement les imbéciles eux-mêmes dès qu'ils prennent de l'âge. Ce respect-là, Mauriac n'a rien à en faire. Peut-être en éprouve-t-il même quelque agacement, lorsqu'on le lui manifeste, car le jeune homme, chez lui, n'est jamais très loin.
Non. Ce qu'il inspire, quand on le connaît, et qui interdit l'animosité, est d'une autre nature. Comment l'expliquer ? Il y entre de la déférence, certes, mais en dépit de ses titres. Non à cause d'eux. On les lui passe, ces titres, on les lui pardonne, parce qu'ils sont allés à l'homme de lettres. Et ce n'est pas celui qui attache. On connaît le raccourci terrible de Claudel : « L'homme de lettres, l'assassin et la fille de bordel. » Les hommes de lettres sont tous exécrables et, pour continuer à pouvoir admirer éventuellement leur œuvre, il convient de ne jamais les approcher de trop près.
François Mauriac, c'est le contraire. Il faut l'approcher pour se prendre à l'aimer, pour comprendre ce qu'il a fallu de courage à « ce petit-bourgeois de Bordeaux », frileux, fêté dans les salons et tenant à l'être, épouvanté par le moindre éclat de vulgarité, affolé à l'idée d'un voyage au-delà de Florence, élevé dans le mépris du peuple, l'antisémitisme distingué et la bigoterie militante, pour se détacher de son camp. Et il l'a fait, pendant trente ans. Et il a combattu pour bien des justes causes. Et il a enduré l'injure, l'outrage, la haine.
Il a gardé un pied dans le camp de sa jeunesse et on peut craindre qu'à la fin il n'y remette les deux ? Peut-être. Quels que soient les détours d'une vie, la vieillesse vous ramène à l'humus dans lequel on a poussé.
Ce n'est grave que lorsqu'il s'agit d'un chef d'Etat.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express