Madame Bayard

Clara Malraux dresse le portrait de son ancien mari, André Malraux. S'interroge sur les effets que produisent ces vérités ainsi révélées à « chaud » sur l'image des personnages prestigieux. Apporte une autre vision de l'Histoire. « l'Histoire est meilleu
La prudence exige-t-elle désormais que l'on ne partage sa vie qu'avec des illettrés ? Après Picasso, après Churchill, voici M. André Malraux, le plus secret des hommes, livré à la curiosité publique. Mme Clara Malraux, dont il fut le mari dans ses jeunes années, et qui continue de porter son nom parce que, dit-il, « elle ne l'a pas volé », se charge de l'arracher aux ombres du passé.
Elle révèle, bien sûr, le détail de l'aventure qui le conduisit devant le tribunal de Phnom Penh et lui valut un an de prison avec sursis pour avoir dérobé, dans le temple de Banteaï Srey, sept statues qu'il se proposait de vendre en Amérique.
Ce n'était pas un larcin banal. Ce n'était pas un délinquant banal, et, après quarante-trois ans, le fascinant n'est point dans cette folie de jeunesse, mais dans le personnage de 20 ans que Mme Clara Malraux fait surgir. Comment il esquive toujours le sort commun — le bachot, le service militaire, le travail — avec la belle certitude intérieure d'appartenir à quelque mystérieuse aristocratie. Comment il déclare à sa jeune femme malade :
« L'essentiel, n'est-ce pas, c'est de savoir comment l'Oriental s'accommodera de la nécessité de devenir un individu. » Et comme elle pleure d'épuisement : « Il ne faut pas vous désespérer. Je finirai bien par être Gabriele d'Annunzio. »
Commentaire de Clara Malraux : « Où ai-je trouvé la force de hurler que je me foutais pas mal de Gabriele d'Annunzio, ce clown indécent ? Le plus drôle est que savoir comment l'Oriental, etc., est devenu le problème de notre siècle. Le plus drôle peut-être, qu'il est vraiment devenu Gabriele d'Annunzio. »
Voici donc figé un moment d'André Malraux. On dirait aujourd'hui d'un tel garçon qu'il refuse de « s'intégrer ». M. Malraux a fait la preuve que ce n'est pas toujours pour le pire. Mais comme certaines photos, ni plus ni moins fidèles que celles où l'on aime à se reconnaître, ces images anciennes lui seront peut-être insupportables, d'autant qu'avec le sûr instinct d'une femme blessée, Mme Clara Malraux vise, de chapitre en chapitre, là où elle sait qu'elle peut faire mal.
C'est affaire entre eux. Si elle se refuse, pour sa part, aux « embellissements pathétiques », sa réalité n'est
ni basse, ni vulgaire, ni de nature à diminuer, aux yeux du témoin, l'objet de ses confidences. Après tout, personne n'a jamais pris M. Malraux pour un bon jeune homme.
Il reste que ce récit provoque un malaise à la mesure de la curiosité qui pousse à le lire. Mme Clara Malraux le sait, puisqu'elle se justifie, comme le fit avant elle Françoise Gilot, comme Lord Moran dans sa préface, comme tous ceux qui livrent aujourd'hui leurs souvenirs sur l'enfance, la jeunesse, les maladies, les insomnies, les pyjamas et l'élaboration des décisions de John Kennedy.
Le secret trahi et monnayé, qu'il soit médical, d'Etat ou d'alcôve, cela choque. Si chacun se sent concerné — fût-il assez obscur pour ne pas risquer de retrouver ses confidences en librairie — c'est peut-être que, dignes ou non de confiance, nous avons tous un besoin vital de placer la nôtre. Alors la confiance cote très haut à la Bourse des valeurs humaines. Quand elle est publiquement dévaluée par le livre d'un « traître » à l'amitié, à l'amour, à la solidarité dans l'action, c'est notre propre capital de confiance qui en est un moment ébranlé.
Les mémorialistes, abusifs ou non, ne sont pas nés d'aujourd'hui. Ce qui est neuf, c'est qu'ils publient « à chaud ». Peut-être est-ce mal. Mais est-ce un mal ? La réponse n'est pas simple.
Dès lors que le principe en est admis, il autorise des opérations sordides, mais on ne conteste pas l'intérêt de la traction automobile parce qu'elle entraîne des accidents. Est-ce un mal que l'Histoire contemporaine et celle des hommes qui la font soient connues et consommées avant d'être empoisonnées? Dans un texte demeuré fameux, Paul Valéry a longuement exposé comment le passé, organisé après coup, agit sur le futur. L'Histoire alimente l'Histoire, par référence à des situations et des attitudes d'un autre temps. Et toute l'imagination politique en est stérilisée.
Ce qui est vrai de l'exécution de Louis XVI, qui n'eût peut-être pas été envoyé à l'échafaud sans l'exemple de Charles Ier d'Angleterre, l'est aussi des décisions qui se prennent aujourd'hui.
Le froid de la vérité nous glace parce qu'il réduit nos héros à l'échelle humaine et qu'il nous fait mesurer le narcissisme des créateurs, l'impuissance d'un président des Etats-Unis, la sénilité d'un chef d'Etat britannique, l'improvisation qui préside aux actions les plus graves.
Mais vaut-il mieux s'en préserver jusqu'au moment où cette vérité n'aura plus de signification ? Ou y faire face et s'en servir ? Nous souffrons plus de nos ignorances, de notre sous-information et de nos préjugés que de la diffusion, encore toute relative, de vérités parfois rudes.
Plus de connaissance, plus de vérité, plus d'information, c'est plus de liberté. Pour inventer le paratonnerre, il a fallu commencer par savoir que la foudre n'était pas une colère des dieux. Pour guérir l'hystérie, qu'elle n'était pas une manifestation de la ruse du diable.
La connaissance moderne des mécanismes psychologiques, pour imparfaite qu'elle soit, ne pouvait pas s'accompagner longtemps d'une vue factice, truquée et sublime des personnages prestigieux. Bayard avait peur. Et Mme Bayard aurait eu beaucoup à dire sur le Chevalier sans reproche. Il n'y a pas d'homme irréprochable. Il n'y a que des femmes silencieuses.
Pour juger les mémorialistes pressés, peut-être faut-il mettre à leur crédit ce que, parfois, ils nous apportent de lumière féconde sur les hommes et les faits d'aujourd'hui ou d'hier. Non d'avant-hier. L'Histoire est meilleure quand on la mange crue.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express