M. Smith à la Bourse

Crise du Dow Jones aux Etats-Unis. Relate cette crise à travers le regard d'un américain (M. Smith).
AFFAIRES

M. Smith à la Bourse

Depuis 32 ans, l'Amérique n'a jamais eu aussi peur que cette semaine.

En rentrant chez lui, lundi soir, M. Smith a reçu un coup sur la tête. Il n'est pas riche ; il n'est pas pauvre ; il est l'un des deux millions d'actionnaires de l'American Telephone and Telegraph. Une valeur sûre s'il en fut, recommandée par son patron Donovan, qui s'est fait, lui, de jolis bénéfices avec la Bethlehem Steel, entre autres.
Et au lieu de laisser au fisc les trois quarts de son revenu — qui est considérable — il n'a payé que 25 % d'impôts, grâce au système du « capital gain.
Quand Smith a appris que ses American Telephone and Telegraph ne valaient plus que 100 ? au lieu de 120, il a dit : « Ce n'est pas possible ! Qu'est-ce qui se passe ? »
On lui avait pourtant dit que tous les indices de l'économie américaine, contrôlés au mois d'avril, marquaient une évolution favorable.

Affolé

Et on le lui avait assez répété qu'un krach comme celui du « Black Friday » du 28 octobre 1929, qui avait provoqué le suicide de son grand-père, ne pouvait pas se reproduire.
Ce jour-là, l'indice Dow Jones qui, par un système de moyenne pondérée, donne quotidiennement l'étiage des cours, avait baissé de 38,33 points en une session.
Lundi, une chute de 34,95 points pour les valeurs industrielles a été enregistrée, suivie mardi, en début de séance, par une chute de 11 points.
Alors Smith a été saisi de panique, comme les millions de Smith qui ont perdu ensemble plus de 20 milliards de dollars au cours de la seule journée de lundi, à la suite de l'effondrement brutal de toutes les valeurs.
Il venait de tenter une opération dont il se promettait d'agréables résultats : en confiant 4000 dollars à son agent de chance. Avec cette somme, il avait acheté à terme pour 5700 dollars de valeurs sûres. (Depuis le krach de 1929, 70 % des achats doivent être payés comptant.)
Non seulement ses 4000 dollars n'en représentaient plus que 2800, mais où allait-il prendre les 1700 dollars de marge qu'on lui réclamait maintenant pour faire face à ses engagements ?
La mort dans l'âme, Smith a vendu 17 American Telephone and Telegraph pour trouver ses 1700 dollars. Et comme beaucoup de Smith ont dû en faire autant, non seulement à Wall Street mais sur toutes les grandes places du monde, la Bourse a encore baissé mardi.

Ecœuré

Et Smith, écœuré, a juré qu'on ne l'y reprendrait plus. Ce en quoi il a tort, grandement tort. Le moment était d'acheter des American T and T à leur cours le plus bas, 100 dollars. Celles-ci lui rapporteraient un dividende annuel de 3,60 %, c'est-à-dire presque autant que les dépôts dans les Saving Banks (équivalents de nos caisses d'épargne). Et mieux : s'il achetait des Bethlehem Steel, celles-ci lui rapporteraient 7,40 %. Mais pour qu'il achète, après avoir u ce coup, il faudrait que Smith ait confiance dans la solidité future du marché. Et pour que, dans l'avenir, le marché soit solide, il faudrait que Smith ait confiance. Combien seront-ils qui feront confiance, et combien seront-ils qui se détourneront de la Bourse, c'est l'essentiel d'un problème qui est, d'abord, psychologique.
A l'origine du krach, c'est aussi une question de confiance que l'on trouve.
Donovan, lui, qui a voté républicain et qui n'a pas aimé du tout la façon dont le président Kennedy s'est conduit à l'égard du Big Steel — les rois de l'acier — avait liquidé un bon nombre de ses valeurs dès lundi à midi. Ce sont tous les Donovan réunis qui ont provoqué la crise, sans se concerter, mais mus par un même réflexe de méfiance a l'égard du système.

Méfiant

Toutes les administrations démocrates, quels que soient leurs chefs, inspirent une méfiance latente aux milieux d'affaires. L'affaire du Big Steel a cristallisé cette méfiance. On sait que le gouvernement américain avait obtenu qu'aucune augmentation de salaires ne soit revendiquée par les ouvriers de l'acier pendant un an, à la condition que le prix de l'acier ne soit pas majoré.
Le Big Steel voulut passer outre. Le président intervint.
Il portait ainsi atteinte au tabou qui règne sur les rapports entre le capital et le pouvoir, au credo de la libre entreprise, maîtresse de son destin et indifférente à son environnement. Il montrait qu'en vérité un cordon ombilical relie le Capital au Pouvoir, et qu'il leur faut vivre ou mourir ensemble. Cela ne fut pas du goût du Capital aux yeux de qui toute intervention du Pouvoir prend allure de sacrilège et de glissement vers le « socialisme ».
Un rajustement des cours s'imposait, à cause de la diminution des marges de profit. Rationnellement, ce phénomène de rajustement, se greffant sur une économie saine et en expansion, n'aurait pas dû entraîner de chutes spectaculaires des cours. Psychologiquement, on assiste à l'une de ces réactions collectives brutales, propres aux Etats-Unis, réaction encore aggravée par le souvenir du krach de 29.
Mardi, le président Kennedy qui joue, dans cette affaire, son avenir politique et sa réélection éventuelle, convoquait d'urgence ses experts financiers. Avec une progression de près de 10% de leur revenu national brut — qui atteint aujourd'hui près, de 550 milliards de dollars — les Etats-Unis ont une économie qui doit permettre le redressement, si ses dirigeants savent en jouer. Et ils disposent de divers moyens techniques d'intervention.
De la rapidité et de l'efficacité de l'action présidentielle dépendent non seulement l'avenir de M. Kennedy, mais la situation, déjà fragile, du dollar sur le marché financier mondial, et les relations économiques à l'intérieur du monde occidental.
Mais le choc violent subi par Wall Street risque de tarir la source de profits que représentaient les « capital gains ». Capitalistes et épargnants se verront obligés de rajuster leur optique et leur mentalité, de chercher à la Bourse les placements sûrs et les revenus sages qu'elle peut encore leur offrir — et non des bénéfices fabuleux. - Alors, si un redressement psychologique s'opère — et tout dépend de ce facteur — on verra s'établir un marché plus sain et mieux adapté à la réalité des affaires. Il ne sera pas plus logique de voir demain des cours excessivement bas, par rapport au tonus actuel de l'économie américaine, que n'étaient justifiés hier les niveaux élevés qui ont permis l'effondrement.

Et en Europe...

Sur les grandes places telles que Londres, Paris, Bruxelles, Francfort, Zurich, où une série de valeurs vedettes ne sont devenues telles que par suite de l'intérêt que leur portaient les Smith et les Donovan qui investissent en Europe, le contrecoup de la baisse de Wall Street a déjà été durement ressenti. Zurich et Francfort ont été particulièrement touchés mardi.
Si les « investisseurs » américains se retirent ou liquident pour récupérer les capitaux nécessaires afin d'honorer leurs engagements à Wall Street, des mouvements très brutaux peuvent se produire. Ils auront en particulier pour effet de conduire à d'importants rapatriements de fonds vers les Etats-Unis, avec toutes les conséquences que ces mouvements pourraient entraîner sur les économies nationales.
Aux Etats-Unis, M. Smith retient son souffle. Mercredi, la Bourse était fermée, à Wall Street, à cause du Mémorial Day, qui est un jour férié.
Avec le décalage horaire, c'est seulement samedi que l'on saura, à Paris, si le léger redressement enregistré mardi soir en clôture s'est poursuivi et si le danger est conjuré.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express