M. Astor parle d'or

Rachat du « Times » de Londres par le multimilliardaire Roy Thompson. FG casse le mythe d'une entreprise de presse désintéressée. « Le 'Times' est demeuré un journal sérieux parce qu'il fut toujours largement bénéficiaire et pourvu en publicité, c'est à d
Cette fois, c'est fait : le « Times » de Londres, vieux de 181 ans, appartenant à la famille Astor, est passé entre les mains de Roy Thompson, fils d'un petit coiffeur de Toronto.
L'histoire de ce pétulant Canadien de 72 ans devenu multimilliardaire, naturalisé anglais, anobli, et régnant aujourd'hui sur cinquante-huit journaux britanniques, est pittoresque. Elle est moins instructive, cependant, que celle du « Times ». Lord Thompson est un cas. Le « Times » est un symbole. Mais de quoi ?
C'était la Rolls-Royce de la presse et, dans le monde d'aujourd'hui, il y aurait de moins en moins d'amateurs pour les produits raffinés d'une certaine société hautement civilisée ? Joli mais faux. Il n'y a jamais eu autant de lecteurs potentiels pour les journaux de qualité.
C'était une entreprise désintéressée telle qu'il ne saurait plus en exister ? Emouvant mais faux. A travers les huit générations qui, successivement, le gouvernèrent, le plus ancien des quotidiens du matin a été, jusqu'à ces dernières années, une affaire fort lucrative.
« Le « Times » est un journal si sérieux qu'il est souvent regardé, à l'instar d'Eton ou de Buckingham Palace, comme étant strictement non commercial », note Anthony Sampson dans son « Anatomie de l'Angleterre ». Alors que, au contraire, le « Times » est demeuré un journal sérieux parce qu'il fut toujours largement bénéficiaire et pourvu en publicité, c'est-à-dire en posture commerciale de prendre à l'occasion le risque d'aller contre l'opinion et de ne jamais rien céder sur le fond.
Lorsque le père du dernier propriétaire, Lord Astor of Hever, le racheta à Lord Northcliffe qui l'avait dirigé pendant quinze ans, il le paya l'équivalent de 20 millions actuels. Si fier que l'on soit de posséder « le journal de l'élite », il faut le faire. Il le fit et n'eut pas à le regretter. C'est dire que les finances du « Times » étaient plus que prospères.
Que s'est-il passé pour qu'une brèche s'ouvre dans cette citadelle et que Roy Thompson y pénètre ? M. Gavin Astor l'a dit très simplement à ses collaborateurs : un journal n'est jamais stable ; il progresse ou il régresse. En 1958, le « Times » a cessé de progresser et son audience a commencé à s'effriter. Pourquoi ?
Dans un rapport en date de 1962, la Commission royale a donné une intéressante définition du journal de qualité par opposition au journal populaire : le premier cherche à satisfaire les besoins des lecteurs qui veulent une information complète sur un large éventail de questions d'intérêt public, et sont disposés à prendre le temps nécessaire pour la lire. Le journal populaire s'adresse à ceux qui désirent des nouvelles présentées de façon sommaire avec une abondance d'illustrations.
Or le « Times », pétrifié dans sa morgue, a négligé de s'apercevoir que « l'éventail des questions d'intérêt public » s'est ouvert, en quelques années, bien au-delà des considérations diplomatiques assaisonnées d'échos mondains.
La baisse de sa vente lui a donné un premier avertissement. Consulté, un groupe d'experts a recommandé certaines mesures urgentes de modernisation dans la conception, la rédaction et la gestion de l'affaire. Mais ces recommandations se sont heurtées à une telle opposition au sein des hautes instances du journal que sept années se sont encore écoulées avant qu'elles ne commencent à être envisagées.
C'est pendant ces sept années que le sort du « Times » s'est joué, comme se serait joué le sort de n'importe quelle entreprise paralysée par la peur du changement et le mépris à l'égard de la société dans laquelle elle s'inscrit.
Quand l'hémorragie de lecteurs devint franchement alarmante, le redressement intervint enfin, sous l'impulsion d'un rédacteur en chef qui avait été, à ses débuts, téléphoniste au « Times ». La physionomie du journal fut transformée. La première page, entièrement constituée par des petites annonces où on lisait encore, le 29 septembre 1961 : « La comtesse Attlee a perdu son agenda. Elle serait reconnaissante à toutes les personnes avec qui elle avait pris rendez-vous de bien vouloir se mettre en relations avec elle », cette première page fut à jamais rejetée dans l'autrefois, comme disait Proust. La nature des informations devint plus variée. Et la progression de la vente du journal fut immédiate.
Mais il était trop tard. Les bénéfices bruts du « Times », qui ne furent jamais inférieurs, jusqu'en 1961, à 10 millions de francs nouveaux, avaient été totalement absorbés par les investissements nécessaires à sa modernisation. De nouveaux investissements, de l'ordre de 35 millions, étaient indispensables à la poursuite victorieuse de son développement. M. Gavin Astor ne possédait plus de tels capitaux. Il a passé la main. C'est ainsi que Lord Thompson est devenu maître du « Times ».
Il est beaucoup trop malin pour en altérer le caractère, alors qu'il a les moyens de le lui conserver. Et l'on ne voit pas en quoi les opinions politiques de M. Astor seraient plus respectables que celles de Lord Thompson, à supposer que celui-ci en ait, ce qui ne semble pas être le cas. Lord Thompson n'a que des opinions financières. M. Astor en avait aussi. Il se trouve que ce sont les mêmes et que M. Astor vient de les exprimer ainsi : « Pour être fort et influent, le « Times », comme tout autre journal, doit être une bonne affaire (« commercially successful »). Son nom, son histoire, ses traditions et son prestige n'y suffisent pas. Sans bénéfices, il n'y a ni prestige ni influence. »
C'est exactement le contraire de ce qu'il est convenu de penser. Le « Times » est donc bien un symbole : celui de l'écart qui existe entre la légende et la réalité.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express