L'ultime fête

Rapport des femmes à la mode. Sur les changements perpétuels de la mode, le mystère des succès en mode.
L'ULTIME FETE

FRANÇOISE GIROUD

La mode du vêtement a ceci de délicieux qu'elle ne sert à rien. En un temps où tout ce que nous faisons doit obligatoirement converger vers l'efficacité, il semble admirable qu'une activité frénétique subsiste autour de la place d'une ceinture ou de la forme d'un décolleté.
Certes, la mode alimente une puissante industrie. Certes, cette industrie fait vivre des millions de personnes. Certes, l'exhibition que nous offrait, la semaine dernière, la haute couture, servira, comme les précédentes, les intérêts commerciaux de la France. Mais toutes ces considérations, régulièrement avancées, ne sont que le paravent pudique derrière lequel se dissimule l'ultime fête que se donnent les femmes d'aujourd'hui.
Encore se sentent-elles si coupables de céder au vertige de la mode qu'il leur faut toujours avancer des raisons prétendument raisonnables. Ainsi du pantalon, triomphant cette année, dont chacune nous assurera sans rire qu'elle l'a adopté parce qu'il est « tellement pratique »... Comme si le vêtement féminin avait jamais eu pour fonction de couvrir le corps de la façon la mieux adaptée aux nécessités de la vie quotidienne...
Dernier refuge du peu de futilité qui nous soit encore consentie, puisse-t-il demeurer longtemps instrument de nos métamorphoses, source du seul changement qui ne s'opère que pour l'amour du changement. Car il va de soi que rien, strictement rien, ne commande en pure logique qu'aujourd'hui démode hier avant d'être démodé par demain.
Qui en décide ? Aucun « fashion group », aucun organisme de pression n'existe en France, qui soit en mesure d'imposer une mode.
Toutes les tentatives liées à des opérations publicitaires du type « Bonnie and Clyde » ont échoué. Le plus frappant à cet égard s'est produit l'hiver dernier, où, pour des raisons inconnues, le marron a fait fureur. Au point que les fabricants de tissu ont été obligés de suivre en hâte un mouvement que rien ne laissait prévoir.
Il n'y a pas de phénomène sans cause. Mais il faudrait pouvoir procéder à une analyse très fine pour déceler l'origine de ces toquades et de ces refus.
Sous une incohérence de surface règne cependant un ordre que l'on peut aisément observer sur une période de cinquante ans : celle qui s'est ouverte après la Première Guerre mondiale et qui a rompu avec tout ce qui l'a précédée par deux coups d'éclat, la disparition du corset et l'apparition des jambes. Cinquante ans, c'est, selon les sociologues, le temps pendant lequel une mode fondamentale demeure en place, avant d'osciller fortement. Nous assistons probablement au début de cette oscillation.
L'architecture d'un vêtement repose sur une combinaison de volumes, sur un équilibre subtil entre les masses. A l'intérieur du système où nous sommes et où la double colonne des jambes soutient l'ensemble, une mode nouvelle ce n'est pas du marron ou du blanc, des boutons ou des fleurs. C'est un nouveau rapport entre trois lignes droites : celle des épaules, celle de la taille et celle de l'ourlet. Dès que l'une de ces lignes bouge, monte ou descend, se rétrécit ou s'étire, elle entraîne le mouvement des autres. Ou alors le couturier n'est pas un architecte, c'est un décorateur.
Il y a beaucoup de décorateurs ; il y a très peu de couturiers. La différence entre les uns et les autres est éclatante en cela que les robes des premiers sont des fruits de saison, tandis que les robes des seconds restent belles pendant plusieurs années. Aussi longtemps que la combinaison des volumes demeure inchangée.
Les combinaisons possibles ne sont pas innombrables. Alors elles surgissent, passent, reviennent, chacune couvrant un cycle de dix ans environ. Première étape : le nouvel équilibre choque. Il est déclaré laid par la majorité, tandis qu'une étroite minorité s'en saisit. Deuxième étape : il apprivoise, séduit, se répand. Troisième étape : il dégénère, se corrompt et annonce un changement. Quand le nouveau cycle s'amorce, le précédent a gagné l'ensemble de la population féminine. C'est le moment où il est usé.
L'accélération de la consommation en arrivera peut-être à hâter le déroulement de chaque cycle, mais non à supprimer le processus qui tient à la fonction sociale de la mode.
Le vêtement, cela est bien clair, est un ensemble de signes par lequel nous communiquons des informations sur notre statut économique, notre condition, le rôle que nous avons ou auquel nous prétendons dans la société. Autrefois, les femmes des classes dites supérieures étaient tout autrement parées que les autres. Aujourd'hui, l'égalité tend à s'établir. Il faut un œil exercé pour distinguer, sur une jeune femme qui sait choisir, la robe à 300 Francs de celle qui en coûte 3 000.
Entre la femme d'un industriel et sa secrétaire, la différence est indiscernable, surtout en été. En hiver, l'état du manteau, qui demeure une pièce chère à renouveler, en dit un peu plus long.
De surcroît, le style cossu est désormais assimilé à une classe d'âge dans laquelle aucune femme ne souhaite entrer prématurément.
Alors le jeu de la rivalité ne s'exerce plus entre brocarts, fourrures et pierreries, mais entre celles qui saisissent la mode au vol et celles qui n'osent pas. On ne se détache plus du lot par la somptuosité du costume, mais par sa hardiesse, c'est-à-dire sa nouveauté.
En même temps, aucune femme ne peut supporter longtemps sans angoisse de n'être pas habillée « comme tout le monde », ou au moins comme le groupe dont elle attend l'approbation, auquel elle a besoin de se sentir agrégée. Le summum de la satisfaction, elle l'atteint par l'originalité approuvée. Sûre d'elle, de sa grâce, de son goût, de son art d'habiter des formes nouvelles, elle osera ou elle inventera parmi les premières. Mais très rares sont les femmes sûres d'elles. Et c'est, à la fin, pour ne pas se faire remarquer que, par pelotons successifs, elles se rangent à la mode. Hélas, dès lors qu'elles sont rejointes, les premières cherchent une échappée. C'est le moment où un couturier peut lancer une nouvelle fusée.
Le pantalon de toutes les heures annonce peut-être le début d'un nouveau cycle. Si c'est le cas, nous l'accompagnerons bientôt de blouses transparentes ou fendues jusqu'à la suprême indécence. Dans la lutte ambiguë que les femmes mènent pour se faire à la fois semblables aux hommes et objets de leur désir, il serait bien étonnant, et peut-être inquiétant, qu'elles renoncent au moins ambitieux de leurs objectifs.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express