Une arnaque à propos de l'achat d'une voiture
L'honorable M. O...
par Françoise GIROUD
Si cette histoire vous amuse, vous pouvez la recommencer. Elle est arrivée cette semaine à un monsieur fort honorablement connu et assez riche pour s'acheter la voiture de son choix.
Il visita attentivement le Salon, s'arrêta devant les vitrines tout le long des Champs-Élysées, pesa et soupesa les mérites de chaque marque française et étrangère. C'est un homme qui ne se décide pas à la légère.
Enfin, un matin, il s'en fut chez le constructeur pour y passer commande avec arrhes à l'appui.
Les mois passèrent puis, il y a quelques semaines, M. O... fut convoqué à l'usine où on le pria de choisir très exactement le modèle de son goût.
Je crois avoir dit que M. O... ne se décide pas à la légère. Il réfléchit longuement, s'assit sur tous les sièges, s'attarda sur les tons de peinture, examina la qualité des cuirs, assortit la nuance des sièges à celle de son chien, fit enlever quelques boutons et remettre quelques manettes. Bref, il sortit de l'usine enchanté, avec l'assurance que sa voiture lui serait livrée un mois plus tard.
Prudent, M. O... considéra que ce mois-là aurait six semaines, et il organisa ses vacances en conséquence.
Pendant ces six semaines, il fit à tous ses amis une description enthousiaste et détaillée de sa future voiture, et il eut des regards méprisants pour les imbéciles impatients qui achètent à tort et à travers au lieu d'acheter à temps.
Il y a huit jours, M. O... fut avisé que sa belle voiture était prête. On prit même le soin de lui dicter par téléphone le détail de la facture, afin qu'il établisse un chèque pour solde de tout compte.
Le même jour, M. O... vendit son ancienne voiture, bondit dans un taxi, chèque en poche et allégresse au cœur, pour se rendre chez le constructeur.
— Je viens chercher ma voiture, dit-il, avec un grand sourire aimable.
— Votre voiture ?... Heu, répondit le vendeur. Heu, heu.
— Comment ? Elle n'est pas prête ?... Mais vous m'avez téléphoné que... Il est incroyable
(Suite page 2.)
L'honorable M. 0...
(Suite de la première page)
qu'une maison aussi sérieuse que la votre...
— Oh ! si monsieur, elle est prête. Elle est même tout à fait prête. Le ventilateur, la radio, le cendrier, le volant blanc, tout y est !... C'est une petite merveille, cette voiture, c'est un chef-d'œuvre, monsieur !
— Eh bien alors, montrez-la moi ! Où est-elle ?
— Elle est vendue, monsieur.
— Naturellement elle est vendue puisque je l'ai achetée. D'ailleurs voici le chèque...
— C'est que monsieur, il y a un petit malentendu. C'est vous qui l'avez achetée, bien sûr mais c'est à un autre qu'on l'a vendue.
11 fallut quelques instants à M. O... pour comprendre qu'il avait suffi à un homme débrouillard de se présenter chez le constructeur pour partir au volant d'une voiture commandée par un autre client depuis six mois et en partie payée.
Précis à son habitude, M. O... reconnaît que rien ne lui permet, pour le moment, de qualifier exactement les arguments dont s'est servi cet homme débrouillard.
M. O... est mis dans une violente colère, ce qui ne l'a pas
empêché de repartir à pied. Et savez-vous ce que ce très honnête homme a fait ? II a été directement chez un concessionnaire d'une autre marque, il est entré, il a dit :
— Je veux une voiture neuve, tout de suite. Je pars en voyage demain matin.
Le concessionnaire l'a regardé en ricanant.
— Vous plaisantez, monsieur ! Tout de suite ? Mettons dans six mois. Si vous voulez signer un bon de commande, verser des arrhes...
— Cent mille francs pour vous si je peux prendre celle qui est là.
— Impossible, monsieur. Elle est à un client qui va venir la chercher d'un moment à l'autre.
— Deux cent mille francs !
— Deux cent... Je vous en prie, monsieur, montez. Elle est à vous.
La morale de l'histoire ? Chaque fois que M. O... raconte cette aventure dans l'espoir de provoquer une saine indignation, on lui répond avec les marques du plus vif intérêt :
— Dites-moi, mon cher, donnez-moi donc l'adresse de ce concessionnaire...
F. G.
