L'homme et sa terre

''Le fleuve sauvage'' d'Elia Kazan. De belles images malgré un propos stéréotypé
« Le Fleuve Sauvage » n'est pas un bon film. Mais c'est un beau film, dont les résonances peuvent alerter au plus profond s'il coïncide avec une certaine forme de sensibilité.
Non qu'il soit « difficile », comme on dit. Au contraire, rien de moins intellectuel.
Elia Kazan, réalisateur ambitieux, cherche toujours à situer ses intrigues dans un contexte physique et social caractéristique de l'histoire américaine. Il ne tourne pas pour ne rien dire. Mais ce qu'il dit ici est d'une clarté élémentaire.
Le barrage édifié sur le Tennessee (dans le cadre des grands travaux publics mis en chantier par Roosevelt pour redresser les finances des Etats-Unis au cours des années 30) se termine. Les eaux du fleuve vont recouvrir les terres et alimenter la région en électricité au lieu de déborder anarchiquement chaque fois qu'il est en crue. Théoriquement, c'est parfait. C'est le progrès. Et c'est irréversible.
Mais, enracinée dans son île, une vieille femme refuse de la quitter. Et parce qu'un pays n'est jamais entièrement acquis au progrès, parce que les interventions politiques hostiles se succèdent, les autorités souhaitent employer la persuasion plutôt que la force.
Un jeune technocrate (Montgomery Clift) part à l'assaut. Le film, c'est la lutte entre l'homme des villes et l'irréductible vieille femme. Elle est le passé et l'expression forcenée de l'individualisme. Il est l'avenir et l'expression puissante de la collectivité.
Alors, forcément, c'est bien ainsi. Le passé est fait pour s'engloutir. Mais lorsqu'une telle lutte s'incarne en des être humains, elle est toujours longue et déchirante.
Pour ajouter à la morale de l'histoire, la vieille femme a une petite fille. Vingt-trois ans, veuve, sauvagement repliée, elle aussi, sur la terre familiale. Mais elle est jeune, gonflée de sève. La présence du garçon réveille la rumeur de son corps et cristallise l'appétit qu'elle a de vivre.

Le visage humain

Entre la gardienne farouche du passé et le technicien sec, constructeur d'avenir, elle est cette chose chaude, avide, âpre au plaisir et apte au mouvement : la jeunesse. Dans cinquante ans, elle aussi, avec sa petite figure butée, se crispera. Aujourd'hui, elle va vers l'homme des barrages.
Tout ce qui, dans « Le Fleuve Sauvage » est exprimé par des mots, est sommaire, à la fois superficiel et superflu comme une succession de vérités premières. Mais chaque fois que Kazan réduit son discours à l'image, c'est admirable, et grouillant de nuances.
Sans contorsion, sans mouvement ostentatoire, avec une précision dans le choix des angles qui donne parfois le sentiment aigu de la perfection, il explore ce qu'il y a de plus beau sur la surface terrestre : le visage humain. Visage de Jo Van Fleet, gris de vieillesse, toute force réfugiée dans l'œil sombre ; visage de Lee Remick, rose, frais, animal, regard bleu étroit concentré sur son petit univers de jeune femelle ; visage de Montgomery Clift, curieusement figé depuis qu'un accident a failli le défigurer, soudain parcouru d'un frémissement fugitif plus éloquent qu'une longue confidence.
Plongées et contre-plongées qui ne doivent rien à l'esthétisme mais à la plus rigoureuse syntaxe. Quelle leçon
cinématographique ! Et puis, encore que l'analogie soit fausse dans les prémisses, il est impossible de voir aujourd'hui ce film, en France, sans évoquer, pour une part du moins, le drame algérien et la vigueur du cordon ombilical qui relie l'homme à sa terre natale.
Tout cela peut vous ennuyer fort ou vous bercer doucement, le long du fleuve sauvage, au rythme de la plus vieille et de la plus présente douleur.
Pour que la mélodie l'emporte dans le souvenir sur les accords plaqués du prêchi-prêcha, il faut peut-être avoir seulement une relation charnelle à la terre et que l'on ne puisse abattre un arbre sans que quelque chose craque en votre cœur.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express