Leurs visages dans la Campagne

Campagne présidentielle de 1965
Françoise Giroud a suivi pour « L'Express » la campagne à la télévision.

Si les téléspectateurs avaient vu le général de Gaulle en pyjama, bâillant devant sa glace avant de se laver les dents, ils n'auraient pas été plus saisis que devant la première apparition à la télévision — par ordre d'entrée en scène — de MM. Tixier-Vignancour, Marcilhacy, Mitterrand et Lecanuet.
Ainsi, il y a des Français capables de parler, en français, devant une caméra, pendant un quart d'heure d'affilée sans consulter sournoisement quelque papier ? Nous finissions par penser que c'était là un monopole, quelque grâce particulière. Eh bien ! non. M. Marcilhacy n'a sauvé ni la France ni la République et il est meilleur que le général de Gaulle à la télévision.
Panique. Ainsi, à l'heure du bénédicité et de la prière du soir — Notre Père qui êtes à l'Elysée, restez-y, que votre règne dure et, du côté du pain quotidien, dites un mot à M. Giscard d'Estaing — à l'heure de la prière pieusement récitée depuis sept ans devant l'autel de l'O.R.T.F., on a cessé soudain de dire l'Evangile selon saint Charles, et les murs ne se sont pas écroulés.
Libérale, l'O.R.T.F. ? Fallait-il qu'elle le fût peu pour que le simple énoncé, sur l'écran, d'une opposition au régime, exprimée en termes un peu articulés, provoque la stupéfaction des uns, la panique des autres... Depuis sept ans que les non-gaullistes sont excommuniés, la télévision donne d'eux l'image dérisoire d'un cartel de vieux politiciens tout juste bons à bégayer « non » entre deux palinodies. Dans ces conditions-là, même M. Tixier-Vignancour qui, au sens propre du terme, ne sait
pas tenir sa langue, a agi comme un essuie-glace sur l'écran. Il a balayé.
Ce n'est pas mon homme. Si c'est le vôtre, je m'en excuse. Et puis non. Tixier président de la République, c'est inimaginable. Je retire mes excuses. Un brave homme. Alors qui? M. Barbu ? Hé ! s'il n'existait pas, il aurait fallu l'inventer, le cher homme. Pour rappeler que si l'actuel chef de l'Etat n'a pas l'exclusivité de la mémoire et de l'éloquence, il y faut néanmoins quelques dispositions.
Passons sur M. Marcilhacy. Lui non plus n'est pas mon homme, encore que ce soit sans doute un brave homme. Mais, à force de répéter qu'il n'a pas de passé, on finit par se demander s'il a un avenir. Sait-on jamais.,. Il est pour la justice sociale et puis, « quoi qu'il arrive, vive la France ! » C'est un argument que ne dédaigne pas le général de Gaulle. Il est contre les ministres en relations trop étroites avec les banques. De qui pouvait-il bien parler ? Sa position politique ne m'est pas clairement apparue, mais c'est aussi un argument qui a fait ses preuves.
M. Marcilhacy est plus malin qu'il n'y paraît. Il a compris qu'au suffrage universel, moins on en dit, plus on a de chances d'être entendu. Visez toujours le plus bête, conseillait Hitler, qui était orfèvre.
M. Marcilhacy, c'est le de Gaulle du pauvre. Ou, plutôt, du riche. Un regard. Quand M. François Mitterrand est apparu, la campagne a commencé. Ce que les téléspectateurs en ont pensé, je l'ignore. D'ailleurs, penser est un terme impropre. Devant la télévision, on ne pense pas. On réagit.

Un visage, une voix, un regard ne constituent pas une politique, mais le support d'une affectivité favorable ou hostile. Ils créent une relation spontanée de confiance ou de réserve fondée sur l'indéfinissable. Tout cela est irrationnel, épidermique, subjectif. Fugitif aussi. Un candidat chasse l'autre. Une émission en corrige une autre. L'oreille enregistre une phrase, mais qui l'a prononcée ? Et puis, l'a-t-on bien comprise ?
Je connais François Mitterrand depuis vingt ans et je ne vois pas ce qui pourrait me détourner de voter « à gauche ». Mais l'homme que j'ai vu à écran, c'était un autre. Avec une autre voix. Un autre regard. Un homme crispé, souriant à contretemps, le geste trop large. Il était resté quatre heures sous les projecteurs pour enregistrer quatorze minutes d'émission, et la cadence n'y était pas.
Enfin, il me semble. Peut-être l'ai-je ressenti ainsi parce que je souhaitais qu'il fût plus convaincant, qu'il entraînât ces adhésions irraisonnées dont il a besoin pour faire un score qui justifie son entreprise.
Le bon genre. Il a la fougue, la passion, l'éloquence. Il prend les électeurs-auditeurs au sérieux. Il a choisi le meilleur interlocuteur possible, au cours de sa deuxième émission, en la personne de Roger Louis.
« Oui, mais... », répondent ceux dont il suscite la réserve. Mais quoi ? Mais rien. Mais. On ne discute pas avec l'inconscient d'un téléspectateur.
Enfin, il y a eu la révélation de ce feuilleton à épisodes : l'apparition de M. Jean Lecanuet.
C'est un cas, M. Lecanuet. Pratiquement inconnu, sans caution, sans passé, armé seulement de sa bonne mine, il est en train de faire des ravages. C'est qu'il possède en propre la plus précieuse des vertus télégéniques : quand il parle, il croit ce qu'il dit. En d'autres termes, cela se nomme la sincérité.
On le guette au tournant, on se demande à quel moment il va trébucher. Et puis non. Il ne trébuche pas. Ce n'est pas Kennedy, non, et peut-être l'évoque-t-il avec un peu trop d'insistance. Sous le « bon genre » de Kennedy, il y avait une force redoutable. M. Lecanuet a-t-il de la force, ou est-il seulement un monsieur bien sous tous les rapports ? Tiendra-t-il la « distance ? Saura-t-il utiliser la chance — et le handicap — que lui a fournis le tirage au sort en lui donnant les derrières minutes d'émission à l'issue de la campagne ?
Les réflexes. Chance, parce que le dernier qui a parlé... Handicap, parce qu'il enregistrera son texte avant de voir ce que le général de Gaulle, qui précédera sur l'écran, aura dit. S'il s'en tire... chapeau !
Je ne suis pas une électrice en puissance pour M. Lecanuet. Entre lui et moi, il y a encore le M.R.P. On commande à sa réflexion, pas à ses réflexes. Mais la performance est impressionnante.
Le Général peut se hâter de le mettre en brèche. Il n'empêchera pas la plus cruelle des comparaisons : celle de l'âge. Le passé, maintenant, c'est lui.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express