Les veaux ne sifflent pas

DG soupçonnant la presse d'influencer le public et de créer un élan contre lui. Sur le pouvoir fantasmé de la presse par de Gaulle.
LES VEAUX NE SIFFLENT PAS

FRANÇOISE GIROUD

Il devient bizarre, le Général. Dans son allocution du 31 décembre, il y avait déjà quelque chose d'irréel, de fictif, qui pouvait agacer, émouvoir ou détourner simplement de l'écouter tout au long. Il y avait déjà la marque de cette animosité sans cesse remâchée contre la presse, qui n'est pas d'un vainqueur, et qui ne cesse d'étonner de la part d'un homme disposant à sa botte du plus grand journal de France. Celui qui atteint, par le truchement du petit écran, plus d'auditeurs que toute la presse quotidienne réunie n'atteint de lecteurs.
Le voilà qui récidive, en termes positivement étonnants. « Il est remarquable, et il a été remarqué, que les influences israéliennes se font sentir dans les milieux proches de l'information. »
C'est le bon M. Le Theule qui a prononcé cette phrase à l'issue du dernier Conseil des ministres, mais ce n'est pas l'offenser que de rendre à César...
Les « milieux proches de l'information » ont, tout comme le chef de l'Etat, un sens assez vif du choix des mots pour peser ceux-là à leur juste poids d'insinuation et de cautèle. C'est ainsi qu'on écrit dans les feuilles de chantage. Chaque journal, chaque journaliste sait désormais qu'en désapprouvant la politique israélienne du général de Gaulle il est désigné au public par une façon d'étoile jaune. Membre d'un complot sioniste, ou stipendié, au choix. En même temps, on ne nomme personne, laissant à chacun le soin de se démarquer en hâte, ou de porter désormais le signe d'infamie.
Joli travail, en vérité. Et pour quoi faire... « Les grands hommes se servent de tout, disait Valéry. Mais parfois tant pis pour eux. »
Quand un chef d'Etat s'attaque à la presse, c'est toujours un signe de déclin. Churchill, aux derniers jours de son gouvernement, quand il ne savait plus bien ce qu'il faisait, Johnson avant qu'il se résigne à quitter le pouvoir... Encore est-il sans exemple que ce soit en insultant à son intégrité.
Ce n'est pas que la presse soit inattaquable, et au-dessus de tous reproches en toutes circonstances. Mais il en va des hommes politiques comme des auteurs dramatiques. Quand ils ont le public pour eux, ils se soucient médiocrement de la critique et la reçoivent pour ce qu'elle est : une opinion, juste ou injuste, librement exprimée. C'est quand le public leur manque que, soudain, au lieu de se demander si leur pièce n'est pas mauvaise, ils gémissent, amers : « La presse m'a scié... D'ailleurs, ces gens-là me détestent... Moi, je ne les ai jamais payés. »
Scié, le Général ? Et si, tout simplement, sa pièce sur Israël était mauvaise, depuis le premier acte ? Et si le public n'avait besoin de personne pour s'en apercevoir ? Et s'il sifflait spontanément ? C'est une hypothèse qui ne semble pas avoir traversé l'esprit de l'auteur. Les veaux ne sifflent pas.
La presse française, prise comme une entité, ce que, à l'évidence, elle n'est pas, ne déteste nullement le chef de l'Etat, qui nourrit sur ce point, semble-t-il, quelques illusions. Dans la haine, il y a toujours un peu d'amour. On en trouve d'ailleurs quelques traces, ici ou là. Mais elles se font de plus en plus rares.
La presse française, au nom de laquelle personne n'a qualité pour parler, mais que chacun peut déchiffrer, a glissé subtilement, vis-à-vis de la plus célèbre des vedettes, vers une sorte de détachement analogue à celui qui affecte Brigitte Bardot.
Il n'y a plus un journaliste qui ne considère aujourd'hui comme une corvée d'avoir à suivre le chef de l'Etat dans ses déplacements. Ce qui, il y a quelques années, représentait une mission de choix. Et qu'elles soient israéliennes, pakistanaises ou congolaises, il n'y a pas d'influences là-dedans. Il y a un état de fait. Le Général n'excite plus, profondément, ni l'intérêt ni la verve. C'est le musée du Louvre. Il est là. Bon. Un jour, il fermera. Les uns souhaitent que ce soit le plus tard possible, les autres sont d'un avis contraire, mais il n'y a plus de passions qui s'affrontent à son sujet.
Et s'il vient de provoquer l'indignation, c'est une sorte d'indignation lasse, un peu triste. On se dit : « Allons bon, voilà qu'il recommence... Et quand va-t-il envoyer des Mirage au Québec ? »
Puisque le rôle de la presse lui semble si considérable qu'il faille dénoncer « les influences israéliennes » qui s'exerceraient sur elle, on pourrait s'étonner que, en dix ans de règne, il n'ait pas eu le talent de prendre lui-même cette influence. De susciter la naissance et le développement d'un, deux, trois organes de presse non confidentiels, qui soutiennent systématiquement tous les aspects de sa politique. Ce ne sont pas les fonds secrets qui manquent, pour monter de telles entreprises.
Ce que l'ambassadeur d'Israël en France peut faire, paraît-il, le chef de l'Etat en serait incapable, directement ou par gouvernement interposé ?
Eh oui ! la chose est claire : il en a été et il en est incapable, pour la simple raison que ces prétendues opérations appartiennent au domaine de la mythologie. Et qu'aucune ambassade, aucun gouvernement, aucun chef d'Etat, n'a véritablement de pouvoir occulte ou officiel sur un organe de presse. Il arrive qu'un tel pouvoir tente de s'exercer. Chaque fois, la sanction arrive : le journal périclite, quels que soient sa couleur politique ou les intérêts qu'il défend.
Avec 20 % de Français votant pour le P.c, « L'Humanité » connaît un tirage dérisoire et la plupart des journaux communistes ont dû suspendre leur publication. Tous les journaux dits « de parti » ont disparu ou sont transformés en feuilles intérieures à l'usage des seuls militants. Le quotidien gaulliste orthodoxe et l'hebdomadaire gaulliste de gauche ne trouvent pas dix mille lecteurs sur dix millions d'électeurs.
Un tel phénomène mériterait d'être analysé sérieusement.
Il est à l'origine d'un accès de vulgarité élyséenne que son excès même rend insignifiant.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express