Les têtes dures

Répressions des manifestants contre l'OAS
Françoise Giroud a été parler avec les blessés du 19 décembre. Maintenant, ils pensent à l'avenir.
Ils ont presque tous la même blessure. Plus ou moins profonde, plus ou moins grave. C'est à la tête que les hommes des sections spéciales, chargées par les Pouvoirs publics de défendre le régime contre ses ennemis, ont frappé. A la tête et au bras droit, celui qu'on lève, d'instinct, pour se protéger.
Les montres ont volé en éclats ou se sont incrustées dans la peau, les matraques ont déchiré, labouré, ; assommé, fracassé ; les coups de pied dans le ventre ont fait le reste!
Il fallait bien, n'est-ce pas, défendre la République. Et chacun sait qui, en ce moment, menace ce qu'il en reste : les factieux qui sont allés le 19 décembre, crier à la Bastille « O.A.S. assassins ». Ou même ne rien crier du tout. Marcher, se retrouver, faire nombre, se serrer les coudes. Cent quarante en garderont le souvenir dans leur chair.
Selon l'ineffable M. Terrenoire, « ces manifestations avaient pour objectif de dresser l'opinion contre le gouvernement ».

L'arsenal habituel

On sait que la langue lui fourche aisément, ce qui ne va pas sans inconvénient pour un porte-parole. Peut-être a-t-il voulu dire que ces répressions avaient pour objectif de dresser l'opinion contre le gouvernement ?
En toute hypothèse, ce que dit M. Terrenoire n'a pas d'importance.
On a ramassé, après la manifestation, sur la chaussée, entre les flaques de sang, bon nombre de lunettes brisées et de chaussures à hauts talons... L'arsenal habituel des révolutionnaires partant à l'assaut des édifices publics, cela est bien connu.
Il y avait aussi des communistes. Combien ? Dans quelle proportion ? Je ne sais pas. Personne ne le sait.
Ce que l'on sait, à coup sûr, c'est que dans une manifestation dominée par le P.C., la stratégie est étudiée, le service d'ordre efficace, les consignes exécutées, la manœuvre éprouvée, les ripostes violentes, concertées. Et d'hôpital en hôpital, de visite en visite, j'ai recueilli de la part des blessés les mêmes témoignages :
Moi, j'étais à la Bastille.., Moi, j'élais à Reaumur... Moi, j'étais boulevard Richard-Lenoir... Il y avait des barrages partout ! On ne savait pas très bien où aller... C'était tronçonné, confus... Les regroupements se sont faits au hasard... Aux carrefours, on tournait à droite ou à gauche, sans savoir pourquoi... II n'y avait personne pour diriger... Les flics n'étaient pas agressifs ; certains même étaient débonnaires...
— Alors, qu'est-ce qui vous est arrivé ?
— Je ne sais pas, je ne comprends pas.
Je ne donnerai pas le nom de mes interlocuteurs. Fonctionnaires, ils risquent des sanctions. Employés, le licenciement. En tout cas, la liste noire.
L'un a été frappé de dos. Il s'est écroulé sans rien voir.
L'autre a eu un réflexe assez rapide pour se soustraire aux matraques, quand il les a vues surgir. Mais il a voulu protéger une femme qui passait, tenant dans ses bras un enfant.
On ne l'a pas raté. Sept points de suture. Une vilaine plaie. Il ne regrette rien. La femme a pu s'enfuir. Il recommencera. « Mais la prochaine fois, dit-il, je n'irai pas les mains vides. »
Le troisième est encore ahuri par ce qu'il vu. Une foule de manifestants, pacifiques, contenus par des policiers, pacitiques. Il a lambiné un peu. Il s'est trouvé coupé du gros de la foule. Il a couru. Alors, un diable noir casqué s'est jeté sur lui. Il a crié. Personne n'a
tenté, dans la foule, de forcer le barrage pour lui venir en aide.
Un coup de matraque l'a projeté à terre. Le sang l'a aveuglé. Il raconte :

« Je le retiens ! »

Le Hic criait : « Fumier ! Ordure ! Relève-toi si lu es un homme ! Allez, relève-toi ! » Sur son visage congestionné, il y avait une sorte d'ivresse, celle de la violence, celle de l'alcool, je ne sais pas... Je ne pensais même plus à me protéger.
Je pensais seulement : Mais enfin, pourquoi, pourquoi est-ce qu'il me frappe ? Je me suis recroquevillé sur le pavé. J'ai encore reçu un coup de pied dans la figure... Voilà...
— Vous recommencerez ?
— Je ne sais pas... Je crois. En tout cas. j'ai décidé de me procurer une arme.
C'est un militant catholique.
Il a encore dans les yeux l'effarement, la stupeur que provoque toujours la découverte concrète, subjective, de la violence à froid.
Un quatrième dit :
— Je n'oublierai jamais. Pas la douleur, non.
L'impression d'être brusquement, en quelques secondes, un gibier traqué, une bête piégée : un Algérien à Paris. C'est ignoble.
-— Vous retournerez à une manifestation ?
Certainement. Mais je n'emmènerai pas ma femme. Elle le regarde.
— Eh bien ! dit-elle, nous irons donc chacun de notre côté.
Les femmes, il faut le dire, sont déchaînées.
Celles qui ont vu rentrer leur mari à la maison, plus ou moins ensanglanté,, ont souvent éclaté en reproches.
« Tu es fou, tu ferais mieux de penser à tes enfants. De quoi te mêles-tu ! »
Mais celles qui ont participé à la manifestation sont dures, tendues, méprisantes.
L'une d'elles s'est emparée des pots de fleurs qui garnissaient la terrasse d'un restaurant, et elle a bombardé méthodiquement les policiers des sections spéciales qui se trouvaient dans son champ de tir. Ils lui ont fracturé une épaule :
— De Gaulle, dit-elle, je le retiens. Pour le baratin, il est très fort. Mais c'est un faux jeton.
Ce jugement n'est assorti d'aucun corollaire. Mais elle n'en démordra pas. De Gaulle a dit qu'il était contre l'O.A.S. Elle marche deux heures pour dire la même chose.
De Gaulle lui fait taper dessus par ses flics. Donc, de Gaulle est un faux jeton.
- Excusez-la, dit son mari, elle n'a pas beaucoup d'expérience politique...
- Vous êtes tout excusée, madame.
D'ailleurs, un personnage qui a beaucoup, mais vraiment beaucoup « d'expérience politique » a dit en termes à peine différents, la même chose :
« La passivité du Président de la République et le caractère de complicité, envers les factieux, d'une partie de l'action gouvernementale ont encouragé l'attentisme. La scandaleuse répression d'une des manifestations qui ont eu lieu le 19 décembre dernier, montre bien le caractère équivoque de la politique de l'Exécutif dans le domaine de la défense de la République. »

Dans l'ordre

C'est M. Guy Mollet qui parle, par la voix du comité directeur de la S.F.I.O.
Et on sait qu'il n'a pas pour habitude de précéder ses troupes. C'est donc que les troupes s'agitent devant « la passivité du Président de la République », et « le caractère équivoque de..., etc. »
Passivité... On a dû beaucoup chercher, au comité directeur pour trouver ce mot-là. Il ne vous vient pas tout naturellement sur le bout de la langue pour qualifier le tempérament de l'intéressé. Va pour passivité.
Le secrétaire général de la Fédération du personnel de la Préfecture de Police, M. Rouve, qui s'était élevé publiquement contre l'interdiction — équivoque ? — de la manifestation antifasciste a été frappé passivement? — de sanction.
Sur consignes gouvernementales, il a été — passivement ? — interdit aux journalistes de la R.T.F. de faire connaître au public les prises de position des syndicats de police favorables à la manifestation.
— Moi, dit un militant du P.S.F., en caressant son crâne douloureux, c'est plutôt la « passivité » de Bothereau qui m'inquiète. De Gaulle joue son jeu. C'est un homme de droite; de la vieille droite. Il croit qu'il pourra liquider l'O.A.S. si l'Armée ne lui pèle pas entre les mains.
« Pour empêcher l'Armée d'avoir le vertige O.A.S. et lui faire avaler une négociation en Algérie, il saisit toutes les occasions de taper sur la gauche. C'est dans l'ordre.
« Mais Bothereau, lui, qu'est-ce qu'il croit ? Qu'une fois Salan et sa clique politique au pouvoir, il ira négocier avec eux au nom de F.O. la quatrième semaine de congés payés ?
« Si F.O. ne nous avait pas laissés tomber le 19, je ne vous dis pas qu'on aurait été deux cent mille. Mais tout de même, ils auraient entraîné du monde ! »

Secouer le cocotier

Mais les socialistes n'étaient pas de la fête.
A titre individuel, si cinq conseillers municipaux de la Seine ont été matraqués. A titre collectif, non. Passivité ?
- Appelez ça comme vous voudrez, dit un socialiste, agent technique dans une grande entreprise industrielle.
Ses plaies sont légères. C'est dans son cœur qu'il saigne.
— Moi, j'appelle ça de la c... On ne peut rien faire, dans le domaine de la manifestation, sans la participation des communistes. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le secrétaire de ma fédération.
« Il ne faut rien faire, ni manifestation, ni arrêts de travail, avec la participation des communistes. C'est Guy Mollet et Bothereau qui le disent.
« Conclusion pratique :
« Démocrates, rien que démocrates, unissez-vous. Comme ça, au lieu de vous retrouver tout seuls en prison, en camp de concentration ou au bout d'un fusil-mitrailleur, vous serez par groupes, ce sera tellement plus gai !
« Eh bien non ! Je n'ai pas envie de me suicider, et je ne suis pas le seul. Nous préférons secouer le cocotier. La grande terreur sacrée des communistes, c'est une réaction d'ancêtre. Ces messieurs en sont encore à Staline. Et qu'est-ce qu'ils tiennent comme complexes parce qu'ils n'ont pas été foutus de faire la révolution, eux !
« Nous, nous ne leur faisons pas tant d'honneur, aux communistes. Ni d'ailleurs tant d'offense.

Un enlisement

« Croyez-moi, pour collaborer avec eux dans une action précise, et ne pas se laisser déborder, il faut seulement travailler autant et avec autant de persévérance qu'ils le feront. A nous de savoir si nous en sommes capables, ou si nous déclarons forfait d'avance... Mais dans ce dernier cas, le fascisme passera ! Ce que je vous dis, vous l'écrirez ? Ça me donnerait du courage...
— Vous avez besoin de courage ? Il hésite un instant, et puis, très bas, il dit :
— Oui. Quelquefois, c'est dur. Hier, j'ai lu ça. Regardez : « C'était un parti las, défaitiste, dominé par des hommes âgés, pleins de bonnes intentions, mais pour la plupart médiocres. Ils étaient tous fidèles à la République, mais, en définitive, trop brouillons, trop timides pour prendre les grands risques qui seuls auraient pu la sauver. » C'est le jugement d'un historien sur les socialistes allemands des années 30. Ça m'a donné un coup. »
J'ai vu aussi un communiste, salement matraqué. Il appartient à l'Administration. Il est froid, dur.
— Pour la bagarre, pour se faire casser la gueule, on compte sur nous, hein ?
— Vous n'êtes pas le seul.
— Non, il y a les sentimentaux, la gauche inorganisée qui vient se donner bonne conscience en allant marcher deux heures du côté de la Bastille lorsqu'elle entend parler d'un rassemblement républicain. Vous croyez qu'on résiste au fascisme avec ça ?
— Il y avait aussi la C.F.T.C., les enseignants, les étudiants, le P.S.U. Il faut du temps pour que les gens comprennent. Etes-vous tellement sûr que, chez vous, tout le monde a compris ? Vous le jureriez, que toute la classe ouvrière était dans la rue ?
Il se retourne contre le mur.
Que voulez-vous entendre d'autre au sujet du 19 décembre ?
Des bulletins de victoire ? Sur qui ? Sur quoi ? Une manifestation à froid, que n'alimente aucune émotion, aucune colère, aucun sentiment aigu de danger imminent, ne soulève jamais une ville.
Le grand souffle lyrique et pur qui balayera les affreux et qui mobilisera la France toute entière contre le néonazisme, c'est du romantisme. La situation n'est ni révolutionnaire ni romantique. Elle est sale, molle, gluante. Ce n'est pas une tragédie, c'est un marécage. Ce n'est pas un naufrage, c'est un enlisement.

Le vrai combat

Le 19 décembre, il y a eu un coup de talon. Il en faudra beaucoup d'autres.
L'adversaire, c'est la torpeur, le désintérêt, les optimismes confortables ou naïfs, le « tout ça finira par Pinay » et le « tout entier le peuple s'est dressé».
Il ne s'est pas dressé, et tout ça peut finir comme ça a commencé. Par des félicitations à Salan et un cabinet Debré. Ils le savent bien, les barons du roi gaulliste, quand ils choisissent les bénéficiaires de leur complaisance et ceux de leurs matraques.
Parce qu'il y a eu des blessés, la torpeur a été secouée. Un pan de la grande illusion s'est déchiré. Donc c'est du bon travail.
Mais il faut savoir que le combat contre le mal fasciste ne se livre pas sur un grand champ de bataille où les hommes meurent en criant : « Vive la liberté ». Il n'est pas exaltant. Il est dur, quotidien, il se mène jour après jour dans les syndicats, dans les partis, dans les associations, dans les fédérations où chacun peut s'inscrire et, s'il le veut, travailler.
Il est à peine commencé.
Français, aidez-moi ? Non. Français, aidez-vous.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express