Les plumes du coq

Analyse le climat politique français
Le coq gaulois menacé : c'est l'image de la France, telle qu'elle s'étale en ce moment sur les murs, pour stimuler l'ardeur de nos industriels.
A la veille de la compétition économique qui s'annonce, on ne lui suggère pas d'attaquer, on ne lui propose pas de triompher, mais simplement de ne pas perdre ses plumes. De conserver.
Ce coq inquiet est déprimant, comme l'état d'esprit dont il paraît le symbole : l'esprit défensif. Devant les problèmes, trop complexes, devant les concurrents, trop durs, devant les mutations, trop douloureuses, on se défend.
Certes, il est difficile de changer, de devenir un pays négociant, essentiellement préoccupé de vendre, d'acheter, de produire. Mais ce sont les combats d'aujourd'hui, et pas plus que les autres, on ne peut espérer les gagner sans esprit offensif. Chacun en comprend bien, d'ailleurs, dans son secteur, la nécessité. Mais il n'apparaît pas que, dans la conscience collective, la conquête des marchés tienne lieu d'étoile polaire sur laquelle guider une marche exaltante. Et sous son hâle d'été, la France est bougonne.
Tout se passe comme si la société française était, pour l'essentiel, composée d'individus qui se sentent en commun un passé plutôt qu'un avenir, et qui n'ont pas envie, pas profondément envie, de l'avenir qu'ils entrevoient.
Distribuer des blâmes aux Américains ou aux Soviétiques ou aux uns et aux autres, observer les Chinois, se féliciter de n'être pas congolais, regarder le monde de sa fenêtre, signer des pétitions dont personne ne se soucie, pour se donner l'illusion que lorsque dix intellectuels français se manifestent, on s'en émeut en Colombie, en Grèce ou en Hongrie, ce n'est pas une façon de faire l'Histoire.
Pour un peuple qui en a une très vieille habitude, il est pénible d'y renoncer, de quitter la scène pour passer du côté des spectateurs.
Est-ce inéluctable ? Au sein d'une Europe fédérée, pourrions-nous retrouver un premier rôle dans les affaires du monde ?
La perspective d'une telle fédération est maintenant si lointaine, la mystique européenne si affectée, qu'elle n'a plus, en tout cas, la vertu tonique, dynamique, que l'on pouvait en attendre. Même si l'Europe politique était une mauvaise idée — ce qu'elle n'est pas — c'était une idée. Ce n'est plus qu'un marché.
Le général de Gaulle, qui sait la force des idées, nous propose de nous intéresser plutôt à la libération du Québec et, prenant quelques libertés avec Goethe, nous promet la damnation finale si, sur ce point comme sur d'autres, nous nous laissons assiéger, tel Faust, par « les démons du doute ».
Outre que le Faust de Goethe s'en tire à merveille, puisqu'il finit au Ciel, où l'entraînent des légions d'anges, ce projet n'a pas suscité, c'est un fait, l'enthousiasme général. A « l'indescriptible volonté d'affranchissement des Français du Canada », on peut être sensible sans y trouver cependant motif à partir en croisade pour arracher Montréal aux mains des infidèles.
Une autre idée a fait son chemin : la haine de l'Amérique. Là, de Goethe, on passe à Labiche et, de Faust, à M. Perrichon.
Tout le monde connaît cet illustre personnage, qui déteste son sauveteur et se prend d'amour, en revanche, pour celui que lui-même a sauvé. Si humain que soit ce mouvement du coeur, on ne peut pas dire que l'on se sente fier quand on se prend à l'éprouver. Le général de Gaulle a tant fait pour le répandre, qu'il a fini, cependant, par y arriver. Pour être juste, le président Johnson lui a donné un fameux coup de main.
Mais, vis-à-vis des Etats-Unis aussi, nous sommes sur la défensive. Ne pas ressembler aux Américains, rester français, c'est, encore une fois, conserver. Ce n'est pas conquérir.
Alors quoi ? Plus de grand dessein ? Plus de grande entreprise à conduire ensemble ? Pas d'autre projection sur l'avenir que la peur d'être plumés ? Ce n'est pas possible. Et pourtant, en ce moment, c'est ainsi. On aurait cru, à entendre le chef de l'Etat, le voir prier dans une cathédrale désaffectée.
Et, pour l'heure, ni M. François Mitterrand ni M. Giscard d'Estaing, absorbés dans la partie où il s'agit de savoir lequel des deux fera échec — et mat — au roi, n'alimentent le besoin que nous aurions de rêver.
Si nous n'en concevions que de la mélancolie, le mal serait limité. Mais l'esprit d'offensive, l'agressivité que chacun recèle et dont l'exercice est nécessaire à la vie, il faut bien qu'elle s'exprime. Et qu'au niveau d'un pays, elle trouve son expression collective.
Faute de lui avoir offert — avec tout le talent que le général de Gaulle aurait su y mettre — l'exutoire de l'Europe, elle s'emploie de la manière la plus stérile. Nous la retournons contre nous-mêmes — comme il arrive au niveau des individus, lorsqu'ils n'ont plus rien à construire ou à créer. Nous l'épuisons dans une sorte de guerre intérieure.
Les uns commencent à désespérer de la France, c'est-à-dire d'eux-mêmes. Les autres mobilisent contre le ticket modérateur, alors que, de l'autre côté de la tranchée, il n'y a personne, sinon eux-mêmes. Chacun se méfie, vit pour lui et se consacre à la défense des intérêts de sa famille, avec la vague nostalgie d'une communauté plus large, munie de plus vastes objectifs, à la réalisation desquels il participerait.
Dans ce climat, il n'est pas surprenant que — les sondages en témoignent — le chef de l'Etat voie sa popularité se dissoudre dans une sorte de désenchantement. Le général de Gaulle n'est plus, comme il aime à le croire, adoré par les uns et détesté par les autres. C'est plus grave : il n'est plus à la mode.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express