Les parents terribles

Imagine le destin du fils d'un meutrier en série, Roger Cassiot
LES PARENTS TERRIBLES

par Françoise GIROUD

TROIS enfants étaient dans trois choux. Trois pères étaient disponibles : un prince, un comptable et un assassin.
— Faut-il vraiment que l'un de nous aille chez le troisième ? se demandaiton dans les choux. Pour que les comptes soient ronds, le prince ou le comptable ne peuvent-ils pas plutôt avoir des jumeaux ?
Hélas ! on ne choisit pas son père.
Liberté, égalité, hérédité. Avant même qu'ils soient au monde, les dés ont été jetés pour ces trois enfants.
Toutes les cloches d'Angleterre ont sonné pour célébrer la naissance du premier. Le même jour, la naissance du deuxième, fils d'un comptable et d'une cuisinière, était annoncée par le journal communiste anglais '' Daily Worker '', qui a voulu ignorer par contre l'existence du premier.
Le troisième, on l'attend. Il n'est pas né et déjà sa mère a peur de lui, pour lui. Elle aura peur chaque fois qu elle le verra jouer avec un canif.
C'est l'enfant d'une jeune femme innocente et désespérée et de Roger Cassiot, cet assassin qui, depuis quinze jours, déclare chaque matin :
— J'ai oublié de vous dire... J'ai aussi tué celui-là.
Il ne sait plus lui-même combien de meurtres il a commis. Il n'a pas la mémoire des chiffres.
Mais il a une femme pure de tous ces crimes qui attend avec terreur un enfant de lui. Et le jour de la naissance, il y aura sûrement une bonne voisine pour dire : « Regardez comme il ressemble à son père... »
Quand il ira en classe, ses camarades diront :
— Moi, papa, il est tailleur... ou il est notaire, ou menuisier. Et toi?
— Moi, il est assassin, devra répondre le petit Cassiot.
Si toutefois il va en classe car la société, qui se préoccupe volontiers des enfants délinquants, ignore les enfants des délinquants et attend que, élevés dans la haine ou l'abandon, ils marchent glorieusement sur les traces de leur père.
George Philip, prince d'Edimbourg, n'aura jamais, lui, une de ces nurses mal lunées qui rend son tablier à 8 heures du soir le jour où maman a six personnes à dîner. Il ne portera pas avec humiliation une culotte taillée dans un vieux pantalon de papa et on ne lui demandera jamais de mettre le couvert.
Ses parents ne lui diront pas : '' Après tous les sacrifices que nous avons faits pour toi, tu pourrais au moins travailler au lycée. ''
Plus tard, il ne retardera pas son mariage faute d'appartement, il ne fera pas queue pour entrer au cinéma et ne passera jamais une nuit debout dans le couloir d'un train, même s'il part en voyage la veille de Noël.
Son passeport ne sera jamais périmé, sa voiture en contravention pour défaut d'éclairage et il n'aura pas besoin de demander la Légion d'honneur pour qu'on la lui offre.
Seulement, pendant que le fils du comptable deviendra chef d'un gang de Peaux- Rouges - qui - jouent- à -la -marelle, le prince d'Edimbourg apprendra la constitution d'Angleterre en compagnie d'un percepteur qui n'aura pas la moindre bille à échanger avec lui.
S'il a envîe d'être acteur, médecin ou journaliste, il faudra qu'il y renonce. Il n'aura jamais la joie d'être le premier de sa classe, ni le premier de sa profession, ni le premier de son pays. Il servira essentiellement à poser
« les premières pierres » et, dans les discours qu'il fera à ces occasions, ne pourra en aucun cas dire ce qu'il pense.
Il ne s assiéra jamais à la terrasse d'un café par un beau jour de printemps avec un ami. D'ailleurs, il n'aura pas d'ami. Personne ne lui tapera sur l'épaule en lui disant :
« Mon vieux, si tu as besoin de quelque chose, tu sais que tu peux compter sur moi »
Et il ne pourra dire de personne : « Celui-là m'ennuie, je n'ai pas envie de le voir ce soir. »
Il n'aura ni le droit de vote ni celui d'aller regarder les vitrines de Noël, le bras autour de la taille d'une gentille petite amie, ni celui de lui dire : « Je ne suis pas riche, mais si tu m'aimes je ferai de grandes choses et un jour je pourrai t'offrir cette bague qui te fascine.
Non seulement il n'épousera probablement pas celle qu'il aimera, mais il n'aimera probablement pas celle qu'il épousera.
Et voilà pourquoi si, dans les choux, on a choisi d'être enfant maudit, enfant royal ou enfant pauvre, le plus avisé est peutêtre bien le fils du comptable.
A celui-là au moins les rêves ne sont pas interdits, pas. même celui de devenir le premier de son pays,

Mardi, octobre 29, 2013
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