Les mots qui cognent

Ils sont à l'image de la violence ambiante. Et c'est ainsi qu'il faut comprendre l'usage de plus en plus répandu des «gros mots»
Il est épatant, M. Blair. Charmant, charmeur, pragmatique, soufflant comme une bouffée de jeunesse sur la vieille Angleterre. Il ne serait pas là où il est si Mme Thatcher n'avait fait d'abord le ménage. Terrible bonne femme. Là où elle est passée, l'herbe n'a pas repoussé... et ne repoussera pas. Tony Blair l'a annoncé: il gouvernera au centre. Tout de même, faut-il que les Anglais aient été excédés par le libéralisme échevelé pour administrer aux conservateurs une telle raclée, alors que la situation économique est - relativement - bonne, même si elle n'est pas bonne pour tout le monde! Une raclée historique. En France, rien de tel ne s'annonce. Que la majorité l'emporte et on est assuré de reprendre du Juppé pour cinq ans. Jamais Jacques Chirac ne se séparera de lui après une victoire dont il aura été en somme l'artisan : la dissolution, c'est une idée à lui qu'il a su vendre au chef de l'Etat avec la complicité du secrétaire général de l'Elysée, Dominique de Villepin. Vous voyez Chirac lui dire au revoir et merci? C'est hors de question. Alors, qu'est-ce qui va se passer pendant cinq ans? Quelles illuminations vont soudain éclairer M. Juppé qui soulèveront le couvercle du chômage, réduiront la trop fameuse fracture sociale, donneront un peu d'oxygène à la société? M.Juppé a peut-être sur la question des idées qu'il n'a pas eu l'opportunité d'appliquer depuis deux ans. Mais à l'écouter en campagne il n'en paraît rien. Son programme est creux comme un ballon... Il aura quinze ministres au lieu de dix-sept pour le réaliser. Grande nouvelle. De l'autre côté, il y a davantage d'imagination. Mais les promesses paraissent fragiles. En somme, on a le choix : échanger Juppé contre Juppé, avec sa suffisance, ou l'échanger contre Jospin, avec sa part d'incertitudes. Et l'on s'étonne que la campagne ne soulève pas plus de passion! Jack Lang a tenté d'y insuffler la sienne, qui est grande, et communicative tant il est fort de ses convictions. Pugnace, ardent, il a su donner des couleurs au socialisme qu'il propose, celui qui rendrait l'envie d'avoir envie... Allons, rien n'est gagné, mais rien n'est perdu. («7 sur 7».) Hors les films - il y en a toujours un à voir ici ou là -, rien ne m'a alléchée cette semaine. Alors je suis allée voir du côté de Zazie («Qu'est-ce qu'elle dit, Zazie»?). Là, shocking! Une dame d'apparence fort convenable, professeur de linguistique à Toulouse, donnait un cours de «gros mots». Elle leur a consacré un «Que sais-je?». Vous croyez peut-être que braquemart, gourdin, dard, matraque, sabre, tringle nomment indifféremment, en langue verte, l'organe sexuel masculin? Nullement. Il y a entre ces mots un saut historique, une rupture culturelle avec une conception guerrière du sexe qui autrefois relevait de l'armement et qui aujourd'hui renvoie à une conception utilitaire. Certaines expressions sont savoureuses. Ainsi dit-on d'une dame qu'«elle se chatouille l'hibiscus». Faut-il traduire? «Pisser» et «chier» sont devenus grossiers. Ils ne l'ont pas toujours été et figurent dans le Littré du XIXe siècle. Quant à «con», il a droit de cité aujourd'hui dans le Larousse et le Robert. Il ressortait de l'émission que les «gros mots» sont à l'image de la violence ambiante, et qu'il faut comprendre ainsi leur usage de plus en plus répandu. Avec les mots on ne se parle plus, on cogne. A «Droit d'auteurs», un vieux monsieur délicieux, Laurent Schwartz («Un mathématicien aux prises avec son siècle»). Il ne sait pas nager, il ne sait pas conduire, il ne sait pas dessiner, mais il sait compter! Parfait mélange de science, de philosophie et d'humanisme, il a été toute sa vie ébouriffant par son imagination, et son courage. Ce fut un plaisir de le voir et de l'entendre parler des papillons. Daniel Rondeau a réalisé, lui, un ouvrage exceptionnel à partir d'entretiens enregistrés par Roger Stéphane avant sa mort avec soixante-douze anciens de la France libre. Une poignée d'hommes qui, en 1940, ont dit non. Non à la honte, non à la défaite, et qui ont rejoint, très seuls, un général de brigade apparemment sans avenir. Ce qui traverse ce livre n'est pas banal, une giclée d'aventures, mais surtout une lumière, un parfum de noblesse roboratif, stimulant. Tout ce dont on a besoin en ce moment. («Des hommes libres».) F. G.

Mercredi, mai 7, 1997
Le Nouvel Observateur