Les mots de demain

Poids et progression des anglicismes dans la langue française. La stérilité de la langue française serait le signe du manque de dynamisme d'une nation...
Faut-il dire : « Le gel cède à regret son dernier diamant », ou bien « Merde (locution familière), il y a encore un peu de verglas ? » Aucune importance. Le seul problème que pose aujourd'hui la langue française, c'est... l'anglais. Aussi M. Francis Perrin, haut commissaire à l'Energie atomique, vient-il de présenter la nouvelle édition d'un dictionnaire de termes techniques de physique nucléaire dans une traduction française. Et M. Louis Armand, qui sème inlassablement le bon grain en tous terrains, a-t-il saisi l'une des honorables compagnies auxquelles il appartient, l'Académie française, d'une proposition aussitôt acceptée : définir périodiquement des mots nouveaux pour assurer le bon usage et le développement de la langue française dans les domaines de la science, des techniques et plus généralement des connaissances. En d'autres termes, dit M. Armand, attaquer certains mots anglais avant qu'ils ne s'installent.
Quels mots ? C'est là où l'affaire devient intéressante, et même troublante. Trois catégories de mots anglais — ou plutôt américains — sont en train de s'introduire dans notre langage, sans que Stendhal, cette fois, s'y emploie : ceux qui dénomment les objets, ceux qui dénomment les concepts, et ceux qui, bien que français, sont employés dans leur acception anglaise.
Le bulldozer, le short sont des objets. Peu importe que nous les adoptions en les naturalisant, éventuellement, bouledoseur et chorte. En revanche, dire d'un homme qu'il réalise l'horreur de sa situation ou qu'il contrôle une grande entreprise, c'est parler inutilement une langue bâtarde. Réaliser signifie, en français, rendre réel. Contrôler signifie vérifier. Quant à la forme « Il a été dit », « Il a été décidé », elle est révélatrice — mais tout est révélateur dans le langage — d'une attitude psychologique proprement anglo-saxonne d'objectivité, de distance au sujet. En ce sens, il s'agit là d'une forme étrangère à l'esprit même du français, quand elle n'est pas délibérée.
Reste le mot qui dénomme un concept, du marketing des industriels au breeding des atomistes en passant par l'engineering, incrustés dans la langue avant même d'avoir été compris. Qu'est-ce que le marketing ? Un grand dictionnaire anglais indique : « achat, vente de quelque chose ». C'est la définition du commerce. Or marketing n'est pas commerce. C'est l'emploi de méthodes qui permettent l'étude d'un marché en vue de l'achat et de la vente d'un produit donné. Conçu en France, le marketing eût porté un nom français. Les Américains ne l'ont pas « découvert ». Ils ont articulé sur la notion de marché un ensemble qui ne pouvait pas être élaboré ici en son temps, donc exprimé en un mot.
Du côté scientifique, les choses sont un peu différentes. La quasi-totalité de la documentation scientifique est d'origine américaine, les hommes de science sont pratiquement (pardon, pratiquement est un anglicisme) sont à peu près obligés de faire leurs communications en anglais dans les congrès internationaux, s'ils veulent être entendus ; la prédominance du vocabulaire américain dans les disciplines scientifiques n'est qu'un reflet de la prédominance scientifique tout court. Inventer un mot n'est pas un jeu de l'esprit. C'est le dernier acte de la création qui l'a précédé.
L'ennui est que les mots qui recouvrent des concepts n'entrent jamais tout seuls dans une langue. Ils introduisent avec eux tout un environnement dont nous savons combien il conditionne, en même temps qu'il traduit, la façon de penser. La langue maternelle d'un homme est sa vraie patrie. Chacun de nous serait autre s'il avait verbalisé ses premières émotions en anglais ou en allemand. Aussi y a-t-il quelque chose de réellement inquiétant dans la promptitude — qu'il est trop commode d'appeler snobisme — avec laquelle nous nous imprégnons de la terminologie américaine, à un moment où la stérilité de la langue française ressemble étrangement à une difficulté de concevoir des notions neuves.
M. Louis Armand cherche les mots que l'Académie substituerait, à temps cette fois, à « hardware » et « software », par quoi les Américains dénomment, d'une part, l'ensemble du matériel constitué par les ordinateurs et, d'autre part, l'ensemble des questions élaborées par le cerveau humain de façon que les ordinateurs y répondent. « Hardware » signifie littéralement quincaillerie. « Software » est le produit d'un jeu de mots : « soft » (doux, comme la matière grise) étant le contraire de « hard » (dur).
Comment désignerions-nous sous le terme familier de quincaillerie des machines qui évoquent encore pour nous le diable et l'enfer ? Et dont nous commençons à peine à percevoir le rôle ? Il est significatif que les Américains l'aient choisi. Et que nous butions sur sa traduction. Comme il est significatif que le mot « civilisation », qui inculquait une vision nouvelle du monde, ait été inventé, un peu avant la Révolution, par le marquis de Mirabeau. A cette époque, le français ne connaissait que quatre mots en « isation », dérivé dynamique.
Simultanément, Adam Ferguson, professeur de philosophie à l'université d'Edimbourg, employait de son côté, en anglais, le mot « civilization ». On ignore encore, nous dit le linguiste Emile Benveniste, s'il avait lu Mirabeau ou si le mot « civilisation » a été inventé deux fois, indépendamment et à la même date, en français et en anglais.
On voudrait pouvoir exprimer le même doute, dans cinquante ans, quant au berceau du mot qui exprimera une conception nouvelle des rapports entre l'homme et la société.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express