Les filles sous le vent

Alors que les jeunes garçons sont les destinataires de nombreuses lettres d'apprentissage et dont les évolutions font l'objet d'une attention soutenue de la part des intellectuels, les jeunes filles semblent être évacuées du débat. « Aucune règle d'action
Un garçon de 20 ans a eu l'impertinence d'écrire à M. Pierre-Henri Simon, de l'Académie française : « Votre humanisme, c'est une morale d'héritier : on succède, on continue. Très exactement une attitude bourgeoise. Nous, on refuse : c'est trop sordide ce qu'on reçoit à la maison, c'est trop absurde ce qu'on apprend à l'école ; on ne voit pas ce qu'on en ferait. Honnêtement, on fout tout en l'air. On verra bien après ce qu'on fera. »
L'épître d'un jeune homme, cela fait, au mieux, douze feuillets. La réponse d'un homme de lettres, cela fait tout de suite un livre. Aussi, emboîtant le pas à M. André Maurois, M. Pierre-Henri Simon adresse-t-il à « ce jeune bourgeois mal élevé » et à ses frères une semonce dont on doute qu'elle soit propre à ramener le coupable dans le droit fil de la Légion d'honneur, mais qui témoigne d'une réelle émotion.
« Pour le dire d'entrée de jeu, écrit-il, les mœurs et les idées de votre génération me déplaisent et me désolent. »
En somme, ils sont quittes. Mais une génération, cela n'est pas exclusivement composé de garçons. M. Pierre-Henri Simon distingue, outre son agresseur qu'il assimile aux provos intellectuels, les scouts, les technocrates, les communistes. Et les filles ? A leur endroit, ni semonces, ni conseils, ni esquisse de morale. Il constate seulement, non sans effroi, « l'évolution de l'éthique amoureuse », mais sans leur en faire porter, semble-t-il, le poids. Acquittées, les filles ?
On serait plutôt tenté de voir, dans l'ouvrage plus ancien d'un troisième académicien, M. Jean Guitton, la clé de ce silence : « L'être de la femme, écrit M. Guitton, ne concerne pas l'Histoire... Son rôle est de murmurer : « Que cela soit... » quand on lui propose la peine, le silence et la gloire. »
On ne saurait donc incriminer les filles d'être si nombreuses aujourd'hui à murmurer : « Que cela soit... » en réponse à des propositions toutes différentes. Elles ploient sous le vent de l'Histoire qu'elles ne font pas. Pas encore.
Aussi, alors que les « lettres d'apprentissage » se multiplient à l'attention des jeunes hommes, auxquels, pour finir, il n'y a rien de très neuf à dire, aucune règle d'action n'a été récemment offerte, à ma connaissance, aux jeunes filles en passe de devenir adultes. On les ausculte, on les interroge, on les confesse, on les statistique, on les décortique, on prédit même leur avenir. Mais à quels principes valables peuvent-elles se référer, de nos jours, pour tenter de gouverner leur vie ?
La liberté n'est pas un principe. C'est un état. De quoi sont-elles libres, au demeurant ? De coucher avec les garçons et, bientôt, de courir dans cet exercice moins de
risques qu'autrefois ? Nous n'y sommes pas encore. Mais enfin, admettons. Quelque agrément qu'elles en retirent, il n'y a pas là de quoi nourrir une existence un peu exigeante.
Certaines filles ont appris à vivre à la façon des garçons et à mettre l'essentiel ailleurs que dans les amours accessoires, propres à occuper leurs week-ends plutôt que leurs pensées. Elles savent que la liberté passe par l'indépendance économique autant que par les contraceptifs. Et que cette indépendance économique passe par une persévérance dans le travail et dans l'effort, à laquelle, fermement, elles donnent priorité. Ce n'est pas simple. Quand, dans leur vie professionnelle ou même universitaire, les garçons traversent une crise de découragement, ils n'ont pas la faculté de se dire : « Je suis bien bête... Ce serait plus simple d'épouser X ou Y... » Mais il n'y a pas une seule fille excédée par ses examens, par un patron exigeant, par la férocité de la compétition, qui n'ait été tentée de se dire aux heures noires : « Et si j'abandonnais ? »
Celles qui n'abandonnent pas, qu'on les blâme ou qu'on les admire, il leur faut un peu plus que du courage. Du caractère. Et du discernement pour ne pas confondre l'éblouissement de l'amour, le vrai, celui qui suppose dans l'intention la durée, la publicité et la collaboration, avec le désir qu'elles inspirent ou qu'elles éprouvent.
On conçoit que, pour certains hommes, la difficulté d'annexer durablement des petits soldats de cette espèce se soit substituée à la difficulté de triompher des vertus ombrageuses. Ce sont les nouvelles Mme de Rénal de la société bourgeoise.
Mais pour une poignée de conquérantes, combien y a-t-il encore de jeunes personnes rêveuses, que la quête d'un mari mobilise davantage à 20 ans que l'apprentissage d'un métier ? C'est leur droit. D'aucuns diront même que c'est leur devoir, leur fonction, leur rôle. Pourquoi pas ? Un mariage réussi est, en soi, une œuvre qui en vaut bien une autre.
Seulement, voilà. Le problème est de choisir. Entre le mariage et la carrière ? Certes non. Pas à 20 ans, en tout cas. « Il faut se créer, dit une héroïne de Pirandello. C'est alors seulement qu'on se trouve... »
Ce qu'il faut choisir, très vite, c'est à quelle catégorie de femmes on appartiendra. Celles qui font bien ce qu'elles font — et celles qui le font mal.
Le propre de notre époque est d'être impitoyable aux amateurs, même dans l'art tout féminin « d'attendre, de suggérer et de répondre ».
« Jeunes filles bleues
« Et souples et roses et doctes et si
« Jolies avec toute une lieue
« Marine à l'ombre du sourcil »,
faites ce que vous voulez. Mais de grâce, pour votre sauvegarde, faites-le bien. »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express