Les faux dieux

Essoufflement du pouvoir gaulliste. S'interroge sur ce que la gauche peut proposer et sur l'image du communisme en France
Il y a exactement trois ans que le général de Gaulle est devenu Président de la République, après avoir disposé pendant nuit mois de pouvoirs illimités.
Trois ans et huit mois, c'est exactement autant de jours qu'il s'en était écoulé entre le début de l'insurrection algérienne et le 13 mai 1958.
Pour ce qui est de cette chose successivement nommée pacification, intégration, fraternisation, décolonisation, négociation, autodétermination, négociation, et j'en passe, les républiques n° 4 et 5 sont donc à jeu. Echec et mat.
Le temps n'est plus où, à la veillée, les disciples s'interrogeaient sur les intentions secrètes du grand chef.
Les intentions que l'on ne parvient pas à traduire en actes n'offrent qu'un intérêt anecdotique.
Peu importe ce qu'il veut. Qu'a-t-il fait ?
Sans doute l'affaire d'Algérie n'a jamais été une affaire simple. Mais l'eût-elle été, que le général de Gaulle se morfondrait encore à Colombey où personne n'aurait eu l'idée d'aller le chercher.
Il reste que sous le précédent régime, les Français ne se lançaient à la tête que des invectives, ils ne s'entretuaient pas. Ils ne s'entreplastiquaient pas. Le progrès est flagrant. Dans un vieux pays civilisé et prospère, que l'on dit ensommeillé, il faut un fameux talent pour en arriver à cette barbare gabegie.
Nous y sommes. Bon. Et maintenant ?
Maintenant, les dirigeants du Parti communiste viennent d'ajouter à la confusion Généralisée en appelant à manifester contre l'O.A.S. devant le siège du Parti, et en réunissant à peine — quelles que soient les estimations chiffrées — le cinquième des troupes qu'ils surent en d'autres temps mobiliser pour crier « Ridgway go home ». Parmi les valeurs sûres, on ne pourrait même plus compter, en somme, sur le « danger » communiste ?
Voilà qui risque de déranger bien des habitudes confortables de pensée, et de bousculer bien des combinaisons.
Il faut que les communistes soient redoutables. L'O.A.S. en a besoin pour jeter un noble manteau sur ses basses œuvres. De Gaulle en a besoin pour montrer à l'Armée qu'il leur tient tête. La droite en a besoin pour empêcher une coalition de la gauche.
Cela fait beaucoup de monde intéressé.
A quoi s'ajoutent ceux qui ont besoin du « danger » communiste pour apparaître comme la gauche du moindre mal.
Mais qu'importent les hommes de droite et leurs compagnons de route... Nous n'avons et nous n'aurons jamais rien à faire en leur compagnie.
En revanche, il faudra bien arriver un jour à définir ce sur quoi les hommes de gauche peuvent s'entendre, quels objectifs communs ils peuvent poursuivre, ce que chacun peut concéder à l'autre et sur quoi bute leur coopération.
Redouté, haï, envié, nimbé d'une sombre auréole, le Communiste fascine encore.
On lui prête la force de la foi et de la Russie soviétique. On joue à être le Mao Tsé-toung du djébel et le Franco de Bab-el-Oued. On retarde de dix ans.
En France, de ce côté-là aussi Dieu est mort. Pourquoi la magie du P.C. continue-t-elle d'opérer sur ses adversaires de gauche, alors qu'elle n'opère plus sur ses troupes ?
En fait de fanatiques, il reste, mis à part le noyau des inconditionnels, des hommes et des femmes démobilisés qui n'en deviendront pas pour autant renégats et que l'on escamoterait un peu vite en répétant que la télévision et la machine a laver les ont convertis aux délices du capitalisme, mais que les « mots d'ordre » ne galvanisent plus.
Les groupements de la gauche non communiste peuvent faire descendre dans la rue — ils l'ont fait — autant de monde que le P.C.
Hostiles, les deux gauches sont à la fois amputées chacune des forces de l'autre, et — ce qui est encore plus grave — de toutes les bonnes volontés que disperse l'impuissance. Cela est peut-être très fâcheux, mais le nier et appeler à combattre pour décourager les entreprises fondées sur la violence, c'est se nourrir d'illusions et envoyer des gens se faire casser la gueule pour rien.
Ceux qui tiennent la division de la gauche pour inévitable, insurmontable, voire souhaitable, doivent avoir l'honnêteté d'avouer qu'ils se tiennent en même temps pour vaincus. Quand ils disent le contraire, ils mentent ou ils sont inconscients.
Si communistes et non-communistes ne parviennent pas à faire, de part et d'autre, le trajet nécessaire pour se rencontrer, l'effort nécessaire pour se débarrasser de leurs tics d'expression et de pensée, les hommes de toutes les droites continueront victorieusement à les jouer les uns contre les autres.
Nous leur fournissons gracieusement les moyens de leurs ambitions, au lieu de nous donner les moyens de nos ambitions.
Suggérer qu'un travail commun est souhaitable et qu'il faut au moins en explorer les possibilités, qu'est-ce que cela signifie ? Que l'on prend le P.C. pour une bergerie ? Que l'on s'aveugle sur ses objectifs à long terme — et pour longtemps en tout cas inaccessibles ? Que les paroles tombant de la bouche de M. Krouchtchev sont des perles et les explosions nucléaires soviétiques des geysers de Champagne consommés à la santé de l'humanité ? Que M. Maurice Thorez est un saint homme ?
Les communistes eux-mêmes prouvent, par leur absence de dynamisme des uns et les tentatives de discussion des autres, qu'ils n'en croient plus rien, et nous, nous y croirions ?
Absurde.
Le Parti communiste français n'est plus une Eglise. S'il est sacrilège de le dire, alors, oui, ses irréductibles ennemis ont raison. On ne collabore pas avec une secte religieuse, qu'elle soit communiste ou gaulliste.
Mais dans le grand effondrement des valeurs que nous sommes en train de vivre, quelque chose au moins est positif : c'est que les vieux fétiches aussi se désagrègent.
Staline a fait son temps, qui n'est plus le nôtre.
De Gaulle a fait une bonne carrière à la télévision. Mais le numéro s'use.
On déstalinise. On dégaullise. Il n'y a rien de sacré en politique, et rien d'éternel. Il n'y a que des situations objectives, et toujours transitoires ; des rapports de forces, toujours mouvants ; des problèmes toujours neufs.
L'Histoire ne repose jamais aux hommes des problèmes dont elle a déjà fourni, dans le passé, la solution.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express