Les cinq jeunes premières de Paris sont des qu(adra) ou qu(inqua) génaires

Hommage à plusieurs grandes actrices et à la longueur de leur carrière
LES CINQ JEUNES PREMIÈRES
DE PARIS SONT DES
QU (ADRA) OU QU (INQUA) GÉNAIRES

par Françoise GIROUD

Après la mère, le fils... Vous verrez qu'ils y passeront tous. Toute la famille de Charles-Quint est en train d'exhaler sa douleur sur les planches.
Nous avons eu les élucubrations de Jeanne la Folle — la mère — cette semaine ce furent les lamentations de Philippe II — son fils — qu'interprète Jean-Louis Barrault dans son nouveau spectacle : « Elizabeth d'Angleterre ».
Le soir de la générale, on assista surtout à un concert. Sur toutes les notes de la gamme, ce public qui se prend pour le plus élégant du monde parce qu'il ne paye pas sa place toussa avec un joli bruit de casseroles qu'on racle.
N'étant pas critique dramatique de mon état, je ne vous dirai pas les très nombreuses qualités que j'ai trouvées au spectacle de Barrault, seules les explosions d'indignation ou d'enthousiasme m'emportant parfois au point de déborder inconsidérément sur les colonnes de René Barjavel.
Mais en voyant Madeleine Renaud prouver une fois de plus qu'une grande comédienne peut donner à un physique de jolie modiste le contour d'une reine tragique, j'ai fait cette curieuse constatation : les cinq jeunes premières qui triomphent en ce moment sur des scènes parisiennes

(Suite page 5.)

FRANÇOISE GIROUD

(Suite de la première page)

dans des rôles d'amoureuses sont ce que les rédacteurs de faits divers appellent grossièrement des qu...génaires.
Vous compléterez le mot vous-même tout à l'heure, quand vous saurez par exemple que la radieuse Valentine Tessier, dont l'apparition en robe blanche dans « Chéri » est saluée chaque soir d'applaudissements, jouait à New-York avec la troupe du Vieux Colombier en 1917 et s'était présentée en vain cinq années de suite au Conservatoire.
Arletty, qui montre dans « Le Tramway nommé Désir » des jambes et une gorge dont on dit qu'elles sont « de jeune fille » parce qu'on est très gentil pour les jeunes filles, tournait des obus en 1917 aux usines Schneider.
Elvire Popesco, qui fascine tous les soirs cinq hommes et 1.500 spectateurs dans « Nina », avait une solide expérience dramatique quand elle débuta à Paris en 1923 dans « Ma Cousine de Varsovie ».
Alice Cocéa, qui séduit tous les soirs deux hommes dans « Sincèrement », avait dix-neuf ans quand elle parut, en 1918, dans « Phi-Phi » et vingt et un ans quand elle cessa de jouer l'opérette, tant le succès fut long. Mais le jour de la première représentation, le régisseur ne frappa que deux coups. Et lorsqu'on lui fit des reproches, il répondit :
— Je ne frappe trois coups que pour les pièces qui ont au moins une chance d'atteindre la centième.
Personne n'y croyait, « Phi-Phi » eut dans le monde entier 40.000 représentations.
Madeleine Renaud, qui a tant de grâce dans le corset d' « Occupe-toi d'Amélie » et tant de mal à faire croire qu'elle est laide dans « Elizabeth », est restée vingt-trois ans au Français avant d'en sortir en 1946.
Et si je ne nomme pas Ludmilla Pitoëff, que Paris découvrit en 1919, c'est parce que dans « Miss Mabel » elle n'interprète pas un rôle de jeune femme.
Résultat : jamais saison théâtrale ne fut plus brillante. Neuf des quarante-sept théâtres de Paris affichent « complet » tous les soirs et pour voir « Chéri » il faut louer sa marche d'escalier quinze jours d'avance.
On m'a dit : « Vous êtes cruelle, on ne parle pas de l'âge d'une femme. » D'une femme peut-être, mais d'une comédienne, c'est presque une bonne action puisqu'on leur accorde généralement quelques années de plus que l'état civil le plus impitoyable.
D'ailleurs, l'âge que l'on vous donne ne compte pas. C'est celui que l'on prend qui est grave. Et ces cinq comédiennes prouvent tous les soirs que si, inéluctablement on en prend, on peut aussi en laisser.

Mardi, octobre 29, 2013
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