Les batailles d'Alger

Censure télévisée d'une séquence consacrée à la bataille d'Alger par le directeur d'Information Première, Pierre Desgraupes. Pose la question de la liberté d'expression de la télévision, mais aussi des rapports que les Français entretiennent avec eux-même
Il y a deux batailles autour de « La Bataille d'Alger ». L'une concerne les rapports de la télévision et du gouvernement. L'autre concerne les relations des Français avec eux- mêmes.
La première devait éclater un jour, que ce fût à propos de ceci ou de cela. Elle a divisé deux hommes, qui, dit-on, n'avaient plus tellement envie de travailler ensemble : Pierre Desgraupes, directeur de l'Information à la télévision, pour la 1re chaîne, et Olivier Todd, rédacteur en chef adjoint, chargé de « Panorama ».
Le premier a supprimé dans l'émission du second les images de « La Bataille d'Alger » qui devaient servir d'introduction au débat entre le producteur du film, M. Yacef Saadi, et son adversaire de l'époque, le colonel Trinquier. Ce faisant, Pierre Desgraupes a assumé, bien ou mal, ses responsabilités.
Elles sont grandes. Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir qu'il a transformé la nature de l'information télévisée, depuis que le Premier ministre l'en a chargé. Mais il n'a pas changé la nature de l'U.d.r. Il suffit d'ouvrir les oreilles pour savoir que le parti majoritaire est largement hostile à une télévision qui ne lui soit pas asservie, et que le Premier ministre est furieusement attaqué sur ce terrain.
Le soir où « Panorama » a été diffusé, un débat difficile se déroulait au Parlement à propos de l'indemnisation des rapatriés. Dans la journée, des « recommandations gouvernementales », selon l'expression de Pierre Desgraupes, étaient adressées à l'instance suprême de l'O.r.t.f., c'est-à-dire le conseil d'administration. Le gouvernement « recommandait », en fait, la suppression pure et simple de la séquence algérienne prévue au programme de la soirée.
Le conseil d'administration prit connaissance de l'entretien Saadi-Trinquier, et décida de passer outre aux recommandations. Restaient les images de « La Bataille d'Alger », que le conseil n'avait pu voir à la suite d'une panne de projection.
Ce sont ces images que Desgraupes demanda à Olivier Todd de couper. Ce qui soulève, incontestablement, un point de doctrine : le directeur d'Information Première doit-il, par principe, ignorer les recommandations du gouvernement, ou s'y conformer ?
Les uns diront que le directeur d'Information Première doit pouvoir ignorer ces recommandations, ce qui est un peu différent. Et que sa responsabilité consiste précisément à apprécier les conséquences des images et des paroles diffusées sur la chaîne qu'il contrôle. C'est, semble-t-il, la position de Desgraupes.
Les autres diront que l'existence même de recommandations gouvernementales est intolérable. C'est la position d'Olivier Todd.
La coupure demandée par Pierre Desgraupes lui a semblé inacceptable, d'abord parce qu'elle coïncide avec ces recommandations. Il avait, de surcroît, pris l'engagement personnel envers M. Yacef Saadi de ne pas diffuser l'entretien avec le colonel Trinquier sans l'accompagner des premières images du film. Ces images absentes, il se jugea « démissionné ». Bref, le voilà parti. C'est dommage. Mais il est trop tôt pour savoir si c'est important.
Si les « recommandations gouvernementales » se multiplient, si cet incident révèle une dégradation réelle et récente dans la situation de relative liberté que Pierre Desgraupes avait réussi à créer et dont sa présence apporte la caution, il est grave. S'il traduit essentiellement un conflit entre deux hommes, il ne l'est pas. Nous le saurons bientôt. Tout se sait.
Plus troublante est, dans l'immédiat, la bataille que des Français livrent contre eux-mêmes, à propos de « La Bataille d'Alger ». Si Pierre Desgraupes a retiré les quelques images du film, alors que celui-ci ne fait l'objet d'aucune interdiction officielle, c'est selon toute évidence parce que leur diffusion pouvait avoir, aux yeux d'une fraction de la population, un caractère provocant.
Or il s'agit d'images inoffensives, extraites d'un film peu agréable à voir parce qu'il évoque une période peu
agréable, c'est le moins qu'on puisse dire, de l'histoire de notre pays. Mais il ne saurait offusquer. Le seul tort, immense certes, de « La Bataille d'Alger », est de raconter une bataille perdue. Perdue par la France.
Lorsque le film, écrit et réalisé par des Italiens, obtint le Lion d'or au Festival de Venise, en 1966, des milliers de blessures étaient encore ouvertes. L'autorisation d'exploitation fut donc refusée sur le territoire français dans l'intention d'épargner la sensibilité d'une communauté fraîchement meurtrie. La mesure ne souleva, à l'époque, aucune protestation, bien que la censure soit toujours détestable dans son esprit.
Aujourd'hui, la situation est différente. Les années ont passé. Le film a reçu son visa. Des centaines de gens l'ont vu qui peuvent en témoigner sur l'honneur : c'est une histoire triste, mais non désobligeante. S'il a été retiré de l'affiche, ce n'est pas le fait des pouvoirs publics, mais parce que les propriétaires de salles ont reculé au dernier moment devant une campagne d'intimidation, et des menaces portées jusqu'à leur domicile.
Le contenu du film n'est pas mis en question. C'est le principe même de sa diffusion auquel quelques hommes s'opposent avec une sorte de crispation pathétique devant la représentation de la réalité.
Tout se passe, dans l'esprit de quelques-uns, comme si, accessible à tous les regards, « La Bataille d'Alger » allait soudain donner existence à une vérité atroce et jusque-là dissimulée : leur Algérie n'est plus. Ni celle qu'ils ont édifiée, ni celle qu'ils ont imaginée, ni celle qu'ils voulaient conserver. Elle n'est plus. Et au lieu que cette réalité soulève la douleur, la fureur, l'indignation, voilà qu'elle n'intéresse plus personne, hors les rapatriés qui ont de bonnes raisons d'être restés fortement sensibilisés.
C'est cela qu'il leur faut affronter. Que cela n'intéresse plus personne.
« La Bataille d'Alger », vue par l'adversaire, produite par lui, projetée dans les cinémas de Paris, considérée par la critique, accueillie par l'O.r.t.f., regardée comme s'il s'agissait de Waterloo, ce serait en somme un enterrement. Celui d'une époque, mais aussi, d'une certaine façon, le leur. C'est pourquoi ils crient pour s'y opposer.
On peut les comprendre. On ne peut pas leur céder. La bataille d'Alger, il faut maintenant qu'ils la gagnent sur eux-mêmes. Ce ne serait pas la plus mauvaise manière d'être vainqueur.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express