Les autres voix

Réflexion sur le fait d'être gaulliste, à travers les époques
Faut-il se couvrir la tête de cendre parce que 5.847.403 électeurs sur 27 millions sont aujourd'hui gaullistes ?
Dans ce pays, tout le monde a été gaulliste à quelque moment de sa vie, encore que ce ne soit pas à la même date. Ce n'est pas, ce ne fut jamais une véritable option politique, mais une attitude de l'esprit, variable dans ses motivations selon qu'elle fut adoptée en 1940, en 1947, en 1958 et en 1962, et coïncidant toujours avec un problème du moment.
Aujourd'hui, la petite droite se rassemble donc sous cette étiquette qui recouvre, pour l'immense majorité, la volonté de conserver ce qui est, et que l'on ne trouve pas mauvais.
Ce qui viendra ? Rien qui les effraie. Le propre de l'esprit de droite est non seulement de craindre le mouvement mais de l'ignorer.
On peut discuter sur la dynamique du gaullisme et sur les perspectives qu'ouvre la confiscation du pouvoir, pour un temps indéterminé, par un homme ombrageux et vieillissant, auquel aucune force ne pourra faire contrepoids. La plupart de ses électeurs, eux, n'en discutent guère. Ils croient que les choses resteront « en l'état ».

Être gaulliste, en 40, c'était une question d'honneur. En 62, c'est une question de porte-monnaie. L'U.N.R. a trouvé deux millions d'électeurs de plus qu'en 1958. Où cela ? Notons seulement que les Indépendants en ont perdu un million et demi et le M.R.P. plus de 700.000 dans les régions qui votent traditionnellement à droite.
Une petite fraction d'électeurs U.N.R. nourrit, en revanche, l'espoir d'un gaullisme autoritaire mais non dictatorial, technocratique et efficace dans l'implantation d'un néocapitalisme.
Pour cette fraction-là, le pouvoir étant gaulliste et destiné à le demeurer pour un temps, il faut pactiser avec le pouvoir.
S'ils ont judicieusement placé leur espoir, nous verrons bien au bénéfice de qui se feront les concentrations financières, les manipulations bancaires, les lois fiscales. Nous verrons aussi ce qui, dans le prochain budget, aura priorité, de l'Education nationale ou des dépenses militaires.
Donc, 5.847.403 voix gaullistes au premier tour.
En face, quoi ? En admettant le principe d'un « abstentionnisme de structure », égal à 15 % des inscrits, il reste plus de quatre millions d'électeurs qui, en refusant de voter, ont accompli un geste politique. Pourquoi ?
On peut, sans trop s'avancer, dire que les partis traditionnels, où qu'ils se situent, ne correspondent plus aux aspirations de cette masse boudeuse parce qu'ils ne collent plus aux réalités, et que le gaullisme monarchique ne la tente pas davantage.

Un bon nombre de ces abstentionnistes délibérés devraient, dès le second tour, être récupérables, s'ils ne sont pas complètement écœurés. En tout cas, les jeunes gens qui viendront, de plus en plus nombreux à partir de 1965, grossir le corps électoral, il faudra bien que des « structures d'accueil » leur soient ouvertes, qui coïncident avec leurs problèmes, leurs intérêts, leur conception de l'homme dans la société.
En face de l'U.N.R., quoi encore ? Les communistes, que de Gaulle n'a pas dégelés. Par rapport à 1956, le P.C. a fléchi. Par rapport à 1958, il a gagné 140.625 voix.
La façon dont les commentateurs officiels considèrent la permanence de quatre millions de voix communistes (4.010.809 très exactement) est édifiante. La technique consiste à les mettre de côté, comme on met de l'argent de côté. Ils sont là, c'est pour servir. A quoi ? D'abord, à infléchir les résultats acquis par les gaullistes, en disant : « Enlevons les communistes, Il reste... »
Mais après les avoir « enlevés », on se hâte de les « remettre », sitôt qu'il faut effrayer le bourgeois avec ces quatre millions de couteaux entre quatre millions de mâchoires prêtes à dévorer les petits enfants.

Cette façon de considérer l'ensemble de la classe ouvrière comme une sorte de tumeur enkystée dans le corps de la France est positivement indécente, quelque idée que l'on se fasse du communisme. Appartenant à cette classe, votant communiste, comment ressentiriez-vous un mode de scrutin qui ne délègue pas au Parlement des députés à proportion du nombre de voix recueilli dans le pays, mais en fonction d'une cuisine à laquelle tous les partis se prêtent et se sont prêtés, dans le but avoué d'éliminer la représentation communiste ?
Non, ce n'est pas demain que ce vieux P.C. français, tout pétrifié qu'il soit dans son propre conservatisme, perdra largement sa substance.
Ne parlons pas de l'extrême-droite, sinon pour saluer sa disparition. Elle garde 159.682 suffrages, sur les 664.088 qu'elle a recueillis en 1958, à la faveur de la guerre d'Algérie.
Entre l'U.N.R. et le P.C., il reste donc huit millions et demi d'électeurs qui sont apparemment allergiques au gaullisme, méfiants à l'égard du communisme, et résolus à voter, cependant.
Cela fait beaucoup de monde, mais du monde qui, sans doute, n'est pas fait pour s'entendre, puisque a échoué la tentative du cartel des Non. Après nous être fait rebattre les oreilles de la disparition des vieilles notions de « gauche » et de « droite », il est assez savoureux de voir les mêmes parler d'alliances « contre nature » entre MM. Paul Reynaud et Guy Mollet. C'est donc qu'il y a une nature ?
Bon. Alors, au deuxième tour, la nature parlera. Mais dans quel sens ? II y a, pour finir, très peu d'électeurs qui se livrent à de savants calculs. Au moment de saisir un bulletin de vote, il y a un phénomène presque physique qui se produit. Disparu celui que l'on eût aimé prendre, il reste le choix entre des répulsions.
Ce qui se passera, dimanche, sera donc bien intéressant. Les voix qui, d'un tour à l'autre, se déplaceraient, faute de candidat, vers l'U.N.R., n'appartiennent pas à des supporters du pouvoir personnel et feront défaut au gaullisme à la première occasion.
Et les électeurs dont la voix se déplacera vers le Parti communiste — compte tenu d'une situation où « le danger communiste » est totalement nul — ne deviendront pas communistes pour autant.
Peut-être hésiteront-ils avant de mêler leur bulletin à ceux des électeurs communistes. Par principe.
Les scrupules sont toujours honorables. Mais si c'est le principe qui les retient — et rien d'autre n'est en cause — Ils se montreront plus royalistes que le Roi, plus gaullistes que de Gaulle et les députés U.N.R. qui, du temps que leur parti se nommait R.P.F., s'alignèrent automatiquement sur les votes des députés communistes. Et il s'agissait alors de détruire la République !
Non. Ceux dont la voix rejoindra dimanche des voix communistes au lieu de bêler U.N.R., n'ont pas de leçon de morale politique à recevoir de M. Frey. Et peut-être entrouvriront-ils, devant les électeurs dont les suffrages vont toujours au P.C. parce que, sans parti, ils craindraient d'être écrasés, bafoués, impuissants à défendre leur droit de vivre, la porte du ghetto où, en les enfermant, on les contraint de se crisper.
Qu'ils y songent, ceux qui trouvent aujourd'hui tout naturel d'avoir des congés payés et des médicaments remboursés... C'est aux électeurs de 1936 qu'ils les doivent. Ce n'est pas, ce ne sera jamais à M. Pompidou, à M. Giscard d'Estaing, et au patron que servent ces honorables gaullistes.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express