L'enjeu

A la veille d'élections, rappelle que la politique permet d'accéder à un non-malheur collectif qui ouvre la voie au bonheur collectif. Rappelle que quoi qu'on dise la France n'est pas une nation américanisée.
Ne nous jetons pas nos bulletins de vote à la tête : nous sommes adultes. Ou, du moins, nous devrions l'être. Essayons.
A dire vrai, c'est difficile. Il y a quelque chose d'irrationnel dans tout parti pris politique, quelque chose qui vient de plus profond. C'est bien de l'orgueil de croire que l'on vote à gauche, à droite ou au centre, par une décision libre de toute passion.
Celle de la justice est aussi suspecte que celle qui paralyse certaines mains devant un bulletin communiste. Elle est impure, comme les autres, et un peu sotte aussi, j'ose le dire, parce que j'en suis victime. La justice ne sera jamais de ce monde, où nos enfants verront peut-être, au sein d'une société rigoureusement égalitaire dans ses fondements, des haines féroces dresser les laids contre les beaux, les faibles contre les robustes, les inintelligents contre les plus doués. Et quel second violon éprouvera jamais le sentiment de vivre dans un monde juste, quelle femme bréhaigne, quel enfant orphelin ?
Le bonheur individuel, cette fugitive combinaison d'événements et d'aptitude, ne sera jamais affaire d'Etat. Nous savons qu'il existe, parce que parfois il n'existe plus. Nous avons le droit et même le devoir de le poursuivre : il faut s'occuper d'être un peu heureux. Mais nous ne pouvons pas le créer.
Ce que nous pouvons créer, en revanche, c'est l'état de non-malheur collectif sur lequel le bonheur individuel peut parfois fleurir. Là, rien d'impossible ou d'inaccessible. Pour la première fois dans l'Histoire, le progrès technique autorise l'espoir d'une organisation sociale où régnerait la justice. Si lointain qu'en paraisse l'avènement, il peut se produire. Il serait beau que la France en soit le théâtre. Beau et peut-être contagieux. Est-ce possible ?
Non seulement nous savons aujourd'hui qu'il ne suffit pas de déraciner le capitalisme pour que naisse une société fraternelle, mais nous savons aussi qu'il n'en est pas question. Du moins à court terme, et peut-être à long terme. C'est sur son orbite que nous tournons. Les contradictions dont il devait mourir sont sans doute moins profondes que celles qui le font vivre. C'est donc à l'intérieur d'un système donné et non de conditions imaginaires qu'il faut prendre la route. Celle qui ne passe ni par la Russie, ni par l'Amérique, ni par l'U.N.R., car il n'y a pas, comme on nous l'a dit, trois points cardinaux mais quatre. Ne perdons pas le nord.
Le progrès, c'est d'abord, on l'a dit cent fois, le développement économique. Produire, consommer, vendre, acheter, créer des richesses. Mais pour quoi faire ? Ce que font, de leurs richesses, les Américains ?
A supposer que nous le voulions, nous ne le pourrions pas. L'Amérique, ce n'est pas le règne du dollar plus quelques gadgets et trois Kennedy, c'est un pays complexe, immense, puissant, violent, puritain, profondément démocratique dans son esprit parce qu'il n'a jamais connu d'autre système, ouvert sur l'ailleurs parce qu'il est né d'ailleurs et qu'il a inscrit le droit à la recherche du bonheur dans sa Déclaration d'Indépendance.
Exception faite de la complexité, propre à tous les pays, nous sommes, sur tous ces points, différents. Quant à la prétendue américanisation des mœurs françaises, elle reste superficielle. Tous les pays industrialisés tendent à estomper leurs différences dans le vêtement, l'habitat, les transports, le mode de vie. Rien qui touche au fond, à l'essentiel des choses n'est atteint.
S'il nous paraissait concevable que la femme du chef de l'Etat s'enrichisse en faisant des affaires, nous serions américanisés. Pour le pire. S'il nous paraissait inimaginable que l'on puisse chahuter un professeur en classe, oui, nous serions américanisés. Pour le meilleur.
Cela n'arrivera pas d'ici longtemps. L'attitude d'une nation à l'égard des rapports d'autorité et de l'argent est le fruit de son histoire religieuse et militaire, de la façon dont elle a fait son unité. Nous ne sommes pas américains.
Alors, il faudrait se servir des traits qui nous sont propres pour évoluer vers une société qui nous soit propre. Enfants de la Révolution française et de la république laïque, nous ne sommes pas démocrates et nous sommes imprégnés de catholicisme. Nous nous voulons bons, généreux, charitables envers notre prochain. Gardons ces excellentes dispositions. Mais pas pour camoufler l'absence d'équipements collectifs. Il y a, par exemple, dans toute la France, autant de crèches que dans la seule ville de Varsovie.
Est-il exclu que, sans devenir implacables aux faibles et ivres d'efficacité, comme les Américains, nous apprenions à expulser les médiocres assis dans les fauteuils directoriaux pour la seule raison qu'ils détiennent le capital d'une affaire ?
L'argent n'est pas le seul instrument de la distorsion de notre société, s'il en est le plus puissant. L'idée que les riches se font d'eux-mêmes, et que les autres se font des riches, y est aussi pour quelque chose. Comme l'idée que les privilégiés de l'instruction, de l'éducation, de la culture se font de leur supériorité. De tous les « parvenus », ce sont les plus féroces. Et de ceux-là, nous n'osons même pas rire. Pensez donc ! Pauvres et instruits, ils ont tout pour nous plaire. Ils ne devraient pas être pauvres, et nous devrions tous pouvoir accéder à leurs privilèges, qui, dès lors, n'en seraient plus.
Tout cela ne sortira pas des urnes dimanche, mais on peut y trouver au moins la volonté d'y parvenir. Il n'apparaît pas qu'une telle volonté puisse, cette occasion, s'exprimer autrement qu'en soutenant les candidats de la Fédération.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express