L'enfer, c'est les nôtres

un déjeuner infernal avec papa-maman
«L'an 2000, ça m'exaspère!» Ce cri de l'abbé Pierre, on l'aurait bien poussé avec lui. Pendant deux ans, on va nous en rebattre les oreilles, de l'an 2000. Canal+, qui soigne ses abonnés, a pris les devants en explorant l'avenir avec une série d'émissions chic et choc, envoyés spéciaux à la pelle, Guillaume Durand et Charles Biétry en duo, allô Charles, vous m'entendez? Excitants pour l'esprit, les spécialistes de l'espace interrogés aux Etats-Unis. Le tourisme dans l'espace n'est pas pour demain mais, pour après-demain, le doute n'est pas permis. Apparemment les Français en rêvent. Certains abonnés de Canal+ s'inquiétaient déjà: est-ce que ce tourisme-là ne va pas être réservé aux riches? Ils ont le temps de former un syndicat. Quelques projets grandioses, qui sont encore à l'étude, furent exposés, vastes chantiers ouverts à l'imagination. Les maisons sous la mer, par exemple. Il faudra bien qu'on trouve de la place pour les hommes, de plus en plus nombreux sur une terre inextensible. A moins que des épidémies et des guerres ne se chargent de réduire la population, mais cette réjouissante hypothèse était dans une autre émission. Celle où une poignée de scientifiques, tous professeurs au Collège de France, firent quelques pronostics. L'un, Xavier Le Pichon, dit que le Pacifique allait disparaître, que, dans 5 milliards d'années, il n'y aurait plus de terre, ce qui nous laisse le temps de réfléchir, mais qu'à l'échelle humaine, les prévisions sont difficiles, même si l'on a fait de grands progrès. Ainsi sait-on qu'un grand séisme va se produire au Japon sur la ligne de fracture de Tokyo, mais on ne sait pas quand. Yves Coppens raconta l'origine de sa vocation scientifique. Elle lui est venue quand sa grand-mère lui a dit :«Si toi tu descends du singe, moi sûrement pas.» Il y est allé voir. L'avenir, dit-il, sera plus extravagant que ne l'a été notre passé. Une chose est sûre : nous ne serons pas contraints de rester sur la terre. Armand de Riqlès s'inquiète pour notre écosystème, donne l'exemple des batraciens dont la stratégie de reproduction permet de limiter l'espèce, alors que les hommes ont tendance à saturer. C'est lui qui dit : «Il y aura quelque chose, des épidémies, des guerres. Sinon on peut s'empêtrer dans un nouveau Moyen Age. On ira dans le mur.» Pour Pierre Joliot, il y a de fortes probabilités pour qu'il y ait eu de la vie sur d'autres planètes, d'autres civilisations. La difficulté est d'en détecter les traces. Il tonne contre le charbon et le pétrole qui vont nous perdre. Il faut arriver à passer d'une société croissante à une société stable en trente ou quarante ans. Le contraire serait suicidaire. Jacques Bouveresse philosopha ? Freud, Nietzsche, Platon ? c'est-à-dire qu'il posa plus de questions qu'il ne fit de réponses. Plus tard, la récapitulation des prédictions faites pour l'an 2000 montra qu'on s'est beaucoup trompé. Où sont les «villes du futur»? Mais le plus frappant était de voir les prophètes annoncer une société où la plupart des hommes n'auraient plus à travailler, où le grand problème individuel et social serait le temps libre. C'était, à entendre aujourd'hui, d'un humour funèbre. Emu par la situation des chômeurs, leur nombre, leur longue détresse, Pierre Mazeaud, le bouillant député RPR, a exposé son remède chez Michel Field. Il faut augmenter le pouvoir d'achat pour relancer la consommation, dévaluer le franc, tant pis si on fait un peu d'inflation et, foin de l'Europe, l'euro peut attendre. Un discours que la fronde des chômeurs pourrait bien rendre populaire. Woody Allen était délicieux chez Pivot, bredouillant en français, écoutant gravement Julia Kristeva qui lui administrait un cours de psychanalyse, se défendant d'être le personnage de son dernier film qui est un drôle de lascar, il faut dire, murmurant, quand des Vénitiens l'applaudissent : «Ils ne vont pas voir mes films mais dans une gondole, je plais...» Pivot avait déniché quelques images extraordinaires : Woody Allen en visite chez ses parents, un père de 98 ans qui lui reproche de n'être pas devenu pharmacien et une redoutable mère juive de 92 ans qui lui assène : «Ne crois pas que tu es devenu ce que tu es devenu par toi-même.» Un petit document au parfum d'enfer familial. F. G.

Jeudi, janvier 22, 1998
Le Nouvel Observateur