Le vrai scandale

Face à la polémique déclenchée par l'introduction de la publicité sur les chaînes télé, vu comme entrave à la liberté de la pensée, FG rappelle l'absence de liberté d'expression au journal télévisé français.

Scandale du monopole de l'Information par l'Etat. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. » Le duc de La Rochefoucauld rédigea, en 1789, cet article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'article 19. Devant l'Assemblée nationale constituante qui en débattait, Robespierre s'écria : « La liberté de la presse est une partie inséparable de celle de communiquer ses pensées. » L'article 19 fut voté. Cette liberté ne cessa, depuis, d'être alternativement reprise et rendue, tandis que se succédaient, en moins de deux cents ans, cinq républiques, deux empereurs, trois rois, deux occupations, trois guerres, trois coups d'Etat, trois révolutions et autres bagatelles. Si bien que, se superposant, l'histoire de la France et l'histoire de la presse sont riches en journalistes arrêtés, exilés, déportés, persécutés. Rien de tel ne nous menace, au moment où l'introduction de la publicité commerciale à la télévision est dénoncée comme l'atteinte mortelle qu'aura sciemment portée la Ve République à la liberté de la presse. Quand le public verra quelques minutes de publicité sur le petit écran, à la place de celle qui s'y trouve déjà, il se demandera en quoi cela entrave son information. Et il aura raison. La liberté ne peut pas être retirée au plus grand journal de France, celui que diffuse la télévision, pour la bonne raison qu'il ne l'a pas. Il ne l'a pas, non seulement parce qu'il est sous le contrôle rigoureux de l'Etat, mais parce qu'il est sans concurrence. Faute d'en avoir jamais été témoins, les Français ne peuvent même pas imaginer ce qu'est, dans le domaine de l'information, une télévision où des chaînes concurrentes se disputent l'audience du public. Il ne s'agit pas de compter combien de minutes d'antenne on accorde à celui-ci par rapport à celui-là. Il s'agit de ne jamais laisser passer un fait politique sans le rapporter objectivement et sans interroger aussitôt, dans la minute, ceux qui ont à communiquer sur le sujet « leurs pensées et leurs opinions ». Si une chaîne libre avait existé en France, elle aurait, par exemple, donné la parole aux adversaires de la publicité télévisée, après que M. Jacques Bernard-Dupont en eut exposé ses bienfaits. Et par le seul fait de la controverse publique sur cette chaîne, la télévision d'Etat aurait été obligée de lui donner également accueil. Sans concurrence, la télévision monopole d'Etat sera toujours — et, on peut le craindre, sous quelque régime que ce soit — un instrument au service du gouvernement en place. N'y seront jamais exprimées, de façon régulière et presque automatique, « les pensées et les opinions » hostiles à ce gouvernement. D'où l'impérieuse nécessité de maintenir, en face de la télévision, une presse écrite assez nombreuse pour que tous les courants d'opinion circulent. LA Ve République n'empêche personne de publier articles polémiques ou critiques ? Certes. Et il se trouvera toujours quelques convaincus, prêts à travailler bénévolement ou à financer à perte des organes d'opinion. Publicité télévisée ou pas, la pensée et l'opinion continueront de s'exprimer. Elles sont d'ailleurs absentes de bien des journaux qui crient aujourd'hui à l'assassinat d'une liberté dont ils n'usent guère. Le problème est ailleurs. Il est dans le formidable effort que la presse doit fournir pour continuer de « faire le poids » en face de la télévision. Toucher dix mille personnes ici, vingt mille là, ce sera toujours possible, et cela avait un sens au XIXe siècle, quand les plus gros tirages étaient de 50 000 exemplaires (« Le Figaro » de Villemessant) et que la masse n'était atteinte par aucun moyen d'information. Pour maintenir aujourd'hui une proportion importante de la population au contact d'une information non dirigée par le gouvernement, pour contrebalancer la télévision, pour soutenir « la liberté de communiquer ses pensées et ses opinions », il faut l'alimenter avec une matière riche, nourrie de faits, de chiffres, de choses vues, recueillie par de bons professionnels, longuement formés, capables de maîtriser l'information, de l'approfondir, de dialoguer avec les spécialistes sur les problèmes les plus ardus et de les rendre clairs. Seuls des journaux ainsi conçus ou tendant vers ce but, quelle que soit leur orientation, parviendront à maintenir, en face de la télévision, un large « secteur libre », qui, de surcroît, diffusera pensée et opinion. Or le prix de l'information est devenu fabuleux. Sa densité, sa qualité, son exactitude dépendent de la qualification de ceux qui la recherchent et la vérifient, du temps qu'ils y consacrent, donc de leur nombre à l'intérieur de chaque rédaction, des voyages qu'ils font à travers le monde, des moyens d'investigation et de documentation qui leur sont fournis. Il n'y a pas de limite aux dépenses qu'un journal pourrait engager pour que sa « couverture » des événements soit meilleure, plus fouillée, plus réfléchie, mieux exposée. Si les recettes des journaux sont sensiblement réduites par la publicité télévisée, que se passera-t-il ? Là, des fusions ; ici, la disparition de quelques titres. Mais ailleurs, on commencera par faire des économies. Alors, il pourrait devenir, à long terme, inutile d'interdire « la libre communication des opinions et des pensées ». Elle s'étiolera d'elle-même, avec les journaux appauvris dans leur substance. L'influence du journal d'Etat qu'est la télévision, sera sans contrepoids. Resteront un ou deux groupes financiers qui contrôleront une presse docile et de rares journaux indépendants qui permettront de dire : « La liberté de la presse ? Vous voyez bien qu'elle existe ! » Bien sûr. C'est la presse qui n'existera plus. Et après ? Le scandale n'est pas que des journaux meurent, comme des mines ferment, comme des exploitations agricoles dépérissent. Le scandale, ce serait que l'on en arrive ainsi à un monopole insidieux de l'Information, quelque gouvernement qu'il serve. Lorsque le second personnage de l'Etat fit, en d'autres temps, interner les directeurs et rédacteurs de trente-cinq journaux, pour assurer ce monopole au régime, il déclara : « Avec un mot, ils attaquent un ministre et il lui faut dix pages pour se défendre ; avec une phrase, ils mettent les têtes en émotion et il faut prendre du temps pour les retenir. Quand on est ministre, on a autre chose à faire. » Ce faisant, il a laissé le souvenir d'un homme « que l'on admire parfois, mais que l'on n'estimera jamais » : c'était Fouché. Celui de Napoléon.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express