Le verbe du diable

Analyse de la relation en France entre le monde politique et l'argent par comparaison aux pays de culture anglo-saxonne. Or FG montre que bien qu'en France on en fasse pas état, la poursuite de campagne électorale nécessite des fonds importants.
Nos lecteurs ne comprendraient pas que nous tirions profit d'un combat d'idées... Ils n'admettraient pas l'inégalité flagrante qui s'instituerait entre le candidat en mesure de payer pour sa propagande et son adversaire moins heureux... »
C'est ainsi que quatre grands quotidiens de province ont refusé d'entrer dans le système inauguré, il y a quelques jours, par « Le Dauphiné Libéré » : celui de la publicité à caractère électoral. M. Mendès France a été le premier à en user. Ses adversaires dans la circonscription de Grenoble suivront, ou pas, mais ils auront toute faculté de le faire. Fustigeant cette innovation, « Le Figaro » fait valoir, lui aussi, ce qu'elle entraîne d'inégalité.
Cette coutume, courante dans les pays anglosaxons, à quoi se heurte-t-elle pour que, ici, elle suffoque ? Elle touche au cœur des relations entre l'argent, les hommes, et la politique.
En pays protestant, c'est-à-dire de tradition puritaine, l'argent n'est pas impur. Celui qui travaille à en accumuler n'est coupable que s'il dilapide ses profits en jouissances stériles. S'il les rend productifs, il est l'intendant de Dieu. De bons auteurs ont noté que, pour cette raison, il n'y a pas de pays protestant sous-développé. C'est une autre histoire.
Donc, il n'est pas « mal » d'avoir de l'argent et de s'en servir à des fins d'intérêt national : une élection. Pas plus qu'il n'est « mal », pour un journal, de louer ses pages et d'en tirer profit. Ce qui est « mal », c'est l'échec de l'un, le déficit de l'autre, pour ce qu'ils supposent de paresse, d'incompétence, de gâchis des dons que Dieu vous a octroyés. En d'autres termes, l'argent a bonne conscience.
La France, pays de tradition catholique, voit les choses autrement. « Turpidito ! », s'écrie saint Thomas pour qualifier le profit. Suspect, l'argent est méprisé autant qu'envié. Transmis de génération en génération, il est blanchi ; on concède à celui qui le possède qu'il n'en est pas responsable. Fraîchement acquis, il est sale comme le péché. L'argent a mauvaise conscience. Payer pour essayer d'être élu, ô scandale ! C'est ce que « Le Figaro » exprime quand il écrit, toujours à propos de la publicité électorale : « On ne vend pas un député comme une boîte de conserve. » Soit. Mais comment donc se vend-il ? Il ne se vend pas ? Si le mot vendre offense —- « vendu » est la suprême injure de la langue française — disons qu'il se propose et donne les raisons de le choisir de préférence à un autre. C'est exactement ce à quoi s'applique la publicité, quel que soit son objet.
Pour se proposer, donc, par correspondance, l'envoi d'un seul bulletin de circonstance aux 80 000 électeurs d'une circonscription coûte environ 3 millions (d'anciens francs, et je m'y tiendrai). Trois fois plus qu'une page dans les éditions adéquates d'un quotidien régional. Un affichage consistant de quinze jours, à l'échelle d'une circonscription : de 3 à 5 millions. Déplacements, locaux, secrétariat... Une campagne électorale misérable engloutit 10 millions. Une campagne sérieuse, 20 millions. Et puis voilà.
La campagne intense des 487 candidats portant les couleurs de l'actuelle majorité entraînera une dépense globale de plus de 9 milliards. D'où viendront-ils ? L'opposition a suggéré qu'une commission de contrôle soit instituée pour vérifier l'origine de tous les fonds employés pour la campagne électorale. D'une seule voix, c'est-à- dire par 226 votes, la majorité, indignée, a répondu, le 8 décembre : « Non !» Il ne reste donc plus qu'à interroger son petit doigt.
Pour que l'égalité règne, sur ce plan au moins, il faudrait donc que l'opposition réunisse des sommes analogues. C'est hors de question. Individuellement, certains candidats pourront y sacrifier quelque argent personnel, en prenant soin d'en paraître dépourvu — gymnastique humiliante ; ils disposeront surtout du soutien d'amis fortunés et désintéressés, soigneusement tenus anonymes. Il ne fait pas bon investir contre le pouvoir.
Globalement, ce sont les caisses des partis qui alimenteront la campagne. Avec quoi ? Les cotisations de leurs militants ? En Angleterre, en Allemagne, ce sont les syndicats, riches en adhérents, donc en subsides, qui font l'essentiel. Et cette partie du patronat progressiste — ou avisée — qui, comme en France, ignore de sa main droite ce que donne sa main gauche. La tutelle des syndicats a des inconvénients. Du moins est-elle claire, plus claire que le système D. Et surtout plus efficace.
Comme il n'est pas décent, ici, de parler d'argent, on feint de ne pas savoir qu'il irrigue inéluctablement tout le corps politique. Quand on le sait, on se garde de le dire, par crainte de marquer d'infamie, aux yeux du public, le candidat qui ne saurait, cependant, s'en passer. Quand on en parle, c'est comme d'un agent de corruption. Il est agent électoral, ce qui n'a aucun rapport.
La publicité par voie de presse, la plus économique, a brusquement établi un lien de cause à effet entre l'argent et la politique. Elle est voyante, tout le monde peut aisément en connaître ou en supputer le prix. Du même coup, elle a agi comme un révélateur. Révélateur pénible aux uns, parce qu'ils préfèrent se tenir dans leurs illusions, insupportable aux autres, parce qu'il fait éclater le mythe hypocrite de l'égalité, désagréable à tous parce qu'il éclaire furtivement les rapports complexes, obscurs et irrationnels que les hommes continuent d'entretenir avec l'argent, verbe du Diable.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express