Le triangle

Sur du rôle du Conseil d'Etat. Critique le passage de l'élection du Président au suffrage universel, qui accorderait à ce dernier trop de pouvoir
LE TRIANGLE

par FRANÇOISE GIROUD

Le Conseil d'Etat est une institution dont l'immense majorité des Français ignore sinon l'existence, du moins les attributions.
A propos d'un récent arrêt, ils viennent d'apprendre par la voix du gouvernement que ledit Conseil encourage la subversion.
Mais peut-être faut-il d'abord, sans leur faire injure, rappeler sommairement le rôle du Conseil d'Etat.
Il a, d'une part, fonction consultative : tous les textes législatifs doivent lui être soumis pour avis. Libre au gouvernement de passer outre.
Il constitue, d'autre part, la juridiction administrative suprême.

La loi

Tout citoyen frappé d'une décision administrative peut y recourir. Il a pouvoir de casser la décision et d'imposer la sienne, qui est sans appel. Ainsi, les quatre candidats communistes dont la candidature à l'ENA fut refusée en 1953, ont obtenu que cette mesure discriminatoire soit annulée, contre la volonté du ministre de la Fonction Publique.
Le Conseil d'Etat a rempli là sa mission : contrôler et fixer les limites du pouvoir discrétionnaire du gouvernement, quel que soit ce gouvernement.
L'arrêt qu'il vient de rendre entre dans le cadre de cette fonction : sur recours d'un condamné à mort par une cour de justice militaire, André Canal, il a fait connaître que l'existence de cette juridiction créée le 1er juin 1962 par ordonnance du général de Gaulle, était illégale et inexistantes ses sentences.
On conçoit que le « guide » en ait ressenti quelque humeur. Dresser à la fois contre soi ceux qui ont mission de préserver les institutions et ceux qui veulent les détruire, cela fait beaucoup de monde.
Quand il crée des tribunaux à sa botte, ceux-ci lui désobéissent, telle la Haute-Cour de Justice avec Salan. Quand les tribunaux réguliers sont appelés à juger, ils sont toute indulgence, pour ceux qui veulent l'abattre, comme ce fut le cas à Troyes. Quand il se fait une petite cour militaire dévouée à sa cause, le Conseil d'Etat en annule les jugements.
D'où l'on pourrait conclure que l'on ne peut compter ni sur les institutions républicaines pour défendre une monarchie, ni sur une monarchie pour réduire des fascistes. Quand il n'y a pas deux camps mais trois, chaque victoire est équivoque.
Cette situation triangulaire est inconfortable, mais elle a abouti à un genre d'équilibre au bénéfice de la monarchie gaulliste. Quel est le côté du triangle qui cédera ?

La République

La monarchie gaulliste, c'est un homme. Il suffit d'une balle, il suffit aussi qu'il n'y ait pas de balle. Nous n'y pouvons rien. Lui non plus. Il est soutenu par la majorité ? Oui. Une majorité passive, prête à ne pas le défendre pour ne pas se faire tuer.
Le fascisme, c'est un microbe. Si le corps est sain, il résiste. S'il est faible et malade, il succombe. Mais on n'élimine pas le microbe.
La République n'étant pas un homme, mais un ensemble de lois plus un état d'esprit, on ne peut pas l'attaquer dans un homme, mais dans ses lois et dans ses citoyens. Il faut la détruire pièce par pièce pour en venir à bout.

Le parti

Dimanche, si une majorité décisive est accordée au général de Gaulle, ce sera une grosse pièce qui tombera.
Et loin de le desservir, les échos de ses conflits avec les assemblées et les conseils lui sont favorables dans un large secteur de l'opinion publique. C'est Robin des Bois, combattant, seul contre tous, contre les seigneurs, les notables, les intermédiaires, tirant la langue aux sénateurs, bottant le derrière aux députés, armant le bon peuple d'un bulletin de vote contre ses mauvais bergers.
Qu'il triomphe et il pourra réduire bien plus que le Conseil d'Etat, écraser bien plus que les partis.
Qu'il se porte chef et caution de l'U.N.R., qu'il menace de se retirer si les électeurs ne lui renouvellent pas leur confiance dans ce nouveau rôle, et le « guide » fera rentrer au Parlement tous les petits guidons nécessaires pour substituer aux partis Le Parti.
Eh bien ! dira-t-on, si c'est là ce que les électeurs souhaitent, qu'avez-vous à objecter ? C'est cela, la démocratie, oui ou non ?
Non. Justement, non.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express